vendredi, mai 05, 2006

Les ordres

TÉMOIGNAGE D'UN OTAGE PRIVILÉGIÉ DES «ORDRES». BRAULT A MANQUÉ SON COUP, de Pierre Vallières

En février dernier, j'ouvrais ce blogue avec Entretien avec Richard Leacock dans le seul but de diffuser de l'information que je juge intéressante.

Voici un autre article, absent du web, paru dans le Cinéma Québec, en 1974, dans lequel Pierre Vallières réagissait au film de Michel Brault Les ordres. Avec le temps, lorsqu'une oeuvre s'impose, on oublie souvent que la critique n'était pas nécessairement unanime au moment de son apparition. Brièvement, pour faire une courte critique de l'article, je dirais que Vallières, même s'il a ses raisons politiques pertinentes de critiquer Brault, n'aurait pas posé le même diagnostic s'il avait jugé le film d'un point de vue cinématographique. Si le film a si bien vieilli (mais Vallières pouvait-il le prévoir), c'est justement parce que, plutôt que de constituer un simple parti-pris politique versant dans la dénonciation des «méchants», nous avons affaires à un drame universel où les protagonistes subissent l'injustice et l'abus au sein d'un système démocratique. J'arrête là, voici le texte intégral.




Témoignage d'un otage privilégié des «ordres». Brault a manqué son coup

Les ordres, film politique ou film de fiction? Traitant de faits vécus et directement reliés à la crise d'octobre 1970, Michel Brault avait-il raison ou même le droit de passer sous silence les gestes mêmes qui ont engendré cette crise, qu'il s'agisse de ceux du gouvernement ou de ceux des cellules Libération et Chénier du FLQ? Était-il justifié de passer sous silence le gigantesque débat politique qui a marqué ces évènements et qui se poursuit toujours sous forme principalement d'interrogations en attente de réponses satisfaisantes et qui, toutes, véhiculent un fort sentiment de scepticisme face aux explications officielles et fort minces données jusqu'à maintenant par les autorités politiques pour tenter de mettre un point final à la crise? Lui était-il permis enfin d'oublier que l'immense majorité des gens arrêtés le 16 octobre étaient des Québécois politisés et engagés?

Même si l'on ne demeure pas insensible à la réalité d'impuissance collective exprimée par le film de Michel Brault, on n'en demeure pas moins insatisfait. Déjà, à propos d'État de siège, il nous avait paru opportun de dénoncer l'absence d'analyse sociopolitique dans un scénario relevant davantage du suspense traditionnel que de la réalité historique. Pour d'autres motifs que ceux de Costa-Gravas, mais avec les mêmes conséquences, Michel Brault contribue avec Les ordres à l'épuration (dans le sens d'extinction progressive) de la mémoire historique et permet au pouvoir en place de faire oublier l'oppression d'hier pour mieux organiser celle d'aujourd'hui.

On sait que l'un des défauts majeurs de la collectivité québécoise est son absence de mémoire et sa peur d'analyser jusqu'au bout les implications, les causes et les prolongements des événements politiques qui la conditionnent. Les ordres, à cet égard, ne remettent rien en question.

Au plan de la fiction et de l'esthétisme, le film de Michel Brault est certes très beau, mais je n'oserais pour ma part crier au chef-d'oeuvre aussi facilement que l'ont fait mes collègues à la sortie des Ordres. Car ce film m'a déçu par son souci évident de TAIRE l'essentiel des événements dont il tire pourtant sa raison d'être.

Ce n'est pas en affirmant que Les ordres est essentiellement un film de fiction que l'on me convaincra qu'à ce chapitre au moins il constitue une réussite majeure de notre cinéma. S'il est vrai que, depuis la crise d'Octobre 1970, l'apathie des Québécois est beaucoup mieux perçue ou même affirmée avec plus d'évidence, il est faux, par contre, de prétendre que, durant cette crise, à Montréal, cette apathie n'avait pas été durement secouée. Également, s'il est vrai que certaines des personnes arrêtées le 16 octobre 1970 et dans les jours qui ont suivi ont éprouvé un désarroi certain, la majorité des «otages» d'alors ont réagi sur le coup avec beaucoup de dignité, de fierté et de courage. Qu'on se rappelle un peu les nombreuses interventions faites devant les tribunaux dans les mois qui ont suivi les arrestations massives : ce n'étaient pas des résignés qui comparaissaient mais des enragés (et je ne parle pas seulement de ceux qui étaient alors officiellement reliés au FLQ). Qu'on se rappelle aussi les propos tenus durant la crise d'Octobre sur les ondes radiophoniques par des citoyens ordinaires : «l'érosion de la volonté populaire», comme dirait l'honorable Gérard Pelletier, était on ne peut plus évidente. Qu'on se rappelle enfin les multiples dénonciations du système en place que cette crise a provoquées, de Montréal à Matane : le ton n'était pas celui de la domination acceptée comme normale, mais celui de la volonté de changement radical.

Ce n'est, près de deux ans plus tard, qu'à l'occasion de la grève du Front commun intersyndical que sont apparus les signes d'un retour inquiétant à la passivité collective du temps de Duplessis.

Comme tout le monde, Michel Brault est conscient de l'apolitisme qui se généralise à l'heure actuelle au Québec. Il n'en prend certes pas son parti. Mais en rétroactivant cet apolitisme au moment de la crise d'Octobre, il ne respecte pas la vérité historique des faits sur lesquels il fonde le scénario de son film. De plus, en amputant de son scénario les noms de James Cross et de Pierre Laporte, les hommes politiques, les felquistes et la majorité des victmes politiques de la crise d'Octobre, il trahit consciemment cette vérité, dont il n'est pas propriétaire mais dont il est comme toute le monde responsable, au profit d'un mélodrame kafkaïen dont les acteurs se débattent, impuissants, dans le mystère absolu de leur oppression (quotidienne ou accidentelle, peu importe).

À cause principalement de l'importance capitale qu'a eue et que conserve encore en 1974 la crise d'Octobre sur le retour des Québécois à la résignation tranquille, retour constaté par tous les observateurs, l'occasion était belle pour tout cinéaste de remettre en question, à partir des faits objectifs de cette crise et des multiples questions qu'elle soulève, cette résignation mortelle qui, si elle se perpétue, consacrera à moyen terme, si ce n'est à court terme, la fin d'un peuple qui n'a pas encore vraiment eu l'occasion d'entrer dans l'histoire – et avec elle la fin du cinéma «national» qui sort à peine des limbes de ce peuple menacé.

Au lieu du choc salutaire dont tout le monde a un urgent besoin ces temps-ci, un film comme Les ordres contribue à l'acceptation de l'apolitisme comme d'un fait inéluctable. De plus, il contribue à effacer de la mémoire des Québécois et des autres le machiavélisme d'un pouvoir politique pour qui le mensonge, le chantage et l'armée sont les instruments inséparables du maintien obligatoire des citoyens dans l'ignorance et la soumission.

Je peux témoigner du fait qu'à part quelques exceptions, ce n'est pas de la façon dont Brault nous le montre qu'ont été vécus l'emprisonnement et ses suites par les otages d'octobre 1970. La révolte et l'écoeurement qui se promenaient alors d'un étage à l'autre de Parthenais n'avaient rien à voir avec les sanglots de Jean Lapointe ni avec les timides critiques du médecin X. Malgré la prudence qui était de rigueur à l'intérieur des murs espionnés à tout instant, la politisation des incarcérés ne faisait aucun doute. J'ai pu longuement converser à voix haute avec des dizaines de ces détenus politiques et je peux dire, en toute vérité, que la fiction des Ordres ne rend pas justice aux hommes et aux femmes qui, en octobre 1970, ont payé de leur personne leur «goût du Québec».

On me répliquera que, justement, il s'agit de fiction, et qu'un film de fiction n'a pas besoin d'être le reflet bête de faits historiques. Sans doute. Mais je réponds à cela qu'un film de fiction, qui ouvertement revendique son inspiration de la crise d'Octobre, doit au public de montrer la vérité de cette crise, sous peine de fausses représentations.

Peu importe que les intentions de Michel Brault aient été les meilleures du monde (ce dont je ne doute pas un seul instant), il n'en demeure pas moins que son film est pour moi politiquement et moralement inacceptable.

Si l'on a raison présentement de s'inquiéter sérieusement de l'apolitisme qui grandit (c'est une croissance par le vide) au sein de la collectivité québécoise, je m'inquiète encore plus du fait qu'un cinéaste de la trempe de Michel Brault se fonde là-dessus pour ramener une crise politique majeure comme celle d'octobre 1970 à cinq ou six petits malheurs individuels et apporte par là une forme de justification supplémentaire au pouvoir pour qui «le peuple québécois est heureux de son sort, ne veut pas de troubles, ne veut pas faire l'indépendance, aime bien papa Trudeau et petit frère Bourassa», etc. et ne comprend pas que des événements viennent justifier la police de le tirer de son lit ou de sa cuisine.

Je ne nie pas qu'en 1974 on ait absolument raison de prendre conscience que le peuple québécois n'a pas encore réussi à déraciner la peur de ses tripes. On ne doit pas pour autant faire croire qu'en octobre 1970, au moment des fameux enlèvements, cette peur était aussi manifeste qu'aujourd'hui parmi la population. C'étaient alors les hommes politiques qui, par tous les moyens, oeuvraient systématiquement à la ressusciter. Ils ont, hélas, en bonne partie réussi. La réalité de 1974 pourrait justifier l'impuissance qu'exprime un film comme Les ordres à partir d'un scénario fondé sur cette réalité immédiate, et peut-être, souhaitons-le, provisoire.

Mais une impuissance aussi désespérante que celle véhiculée par le film de Brault ne tire aucune réalité ni aucune vérité des événements de 1970 auxquels nommément se réfère Les ordres.

Si le financement par la SDICC devai absolument forecer Michel Brault à maquiller les faits essentiels de la crise d'Octobre, il eut mieux valu que le film ne soit pas réalisé. Tel qu'il est projeté sur les écrans québécois, Les ordres ne secoue rien ni personne. Il pose même moins de questions aux spectateurs qu'un film comme Bingo, pourtant à vocation ouvertement commerciale.

René Lévesque a eu tort d'affirmer que le «comment» de la crise d'Octobre était dévoilé par Brault. Pas plus que le «pourquoi» le «comment» n'y est.

La fiction des Ordres n'est pas plus québécoise que libanaise ou sénégalaise. Elle est plus proche des énigmes à la Kafka que de la crise d'Octobre 1970. Bref, si Michel Brault voulait absolument faire oeuvre d'imagination, il a eu tort de dater cette fiction d'octobre 1970. Car il a voulu faire oeuvre d'imagination tout en accrochant historiquement cette fiction aux arrestations massives de la nuit du 16 octobre. Par ailleurs, il a noyé de contexte social et politique des mesures de guerre dans un mélodrame appuyé sur une demi-douzaine de «drames» individuels, drames momentanés, inexpliqués et, somme toute, anecdotiques. Il n'a pas su choisir entre la fiction et l'histoire.

Or, il est bien difficile de faire un film sur Octobre 1970 au Québec sans montrer «les événements». C'est même une gageure impossible. Et c'est, de plus, une entreprise de mystification que de le tenter. Je reconnais volontiers que «jouer avec ces événements, c'est jouer avec de la dynamite». Mais, justement, c'est une raison de plus pour refuser de faire croire que la dynamite a fondu toute seule, par enchantement, le jour où Un Tel et Une Telle, malgré eux, ont été menottés par le pouvoir, le temps de leur donner la trouille de leur vie.

Les ordres, un bien beau film par ses images et ses interprèts, mais surtout un drame totalement déraciné des causes et de son contexte véridiques. Une fiction pour les Ligues de droits de l'homme intéressées aux chiens écrasés et pour assistantes sociales en mal de malheureux à consoler.

Tout cela est dur à dire à un comptriote respecté et respectable à plus d'un titre. Mais pourquoi le taire? Michel Brault, cinéaste, a pris des risques considérables en faisant un film à partir des événements d'Octobre, y compris celui de trahir la vérité historique de ces événements. Vouloir camoufler le fait que cette vérité n'a pas été respectée, et cela derrière l'écran de la fiction et de l'esthétisme, ne rend service à personne, ni aux Québécois ni au cinéma qui est censé les exprimer.


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