mardi, septembre 10, 2013

Origines de la Cinémathèque québécoise: un témoignage de Serge Losique

Guy L. Coté, Henri Langlois et Serge Losique

En avril dernier, Serge Losique a publié dans CTVM.info un important témoignage qui selon moi aurait dû se retrouver dans La Presse ou Le Devoir. Au moins quelques échos... En tout cas, ce témoignage montre que si quelque historien devait s'intéresser à l'histoire de la Cinémathèque, le nom de Serge Losique devrait être incontournable. Finalement on le connait assez peu, j'aimerais bien en savoir davantage sur ses études à Paris et consulter quelques documents, notamment sa correspondance avec Henri Langlois et les papiers officiels de la fondation de "sa" cinémathèque canadienne. En attendant ce travail, ce témoignage remet un peu les choses en perspective. Dommage qu'il ait dû faire chemin à part du Festival des années 60 et de la Cinémathèque. Dans un petit pays comme le Québec, ce ne fut certainement pas à notre plus grand avantage de vivre dans la division des forces.


---------------------------



"Cette année, la Cinémathèque québécoise fête son 50e anniversaire et je lui souhaite le plus grand bien. Je ne cherche aucune polémique, mais je me dois d’apporter des preuves factuelles de sa naissance. Si la direction de la Cinémathèque québécoise de 1971 n’avait pas transformé son historique à la soviétique (comme si je n’avais jamais existé!), je n’aurais pas eu à faire cette mise au point.

En voici les faits :

1. En tant que professeur en 1960-61, j’ai demandé et obtenu des locaux de Sir George Williams (Concordia) pour le dépôt de films (fournis par la Cinémathèque française) pour mon cours en cinéma et pour la Cinémathèque Canadienne (que j’ai fondée en novembre 1961). Le cours de cinéma a été crédité en 1962. Ce fut le premier cours de cinéma « crédité » dans une université canadienne. J’ajoute que, pour des raisons familiales, j’aurais voulu, en 1960, donner ce cours à l’Université de Montréal, mais le doyen Sideleau (cousin de ma belle-mère) m’avait montré la porte en hurlant : « Tu peux avoir honte de vouloir amener des femmes nues dans ma classe. Dehors! » Ensuite, j’ai convaincu les protestants de Sir George Williams que le cinéma est un art… La même année (1960), Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française, m’a fait nommer comme son ``représentant et correspondant` au Canada. Notre amitié s’est forgée lorsque j’étais étudiant à Paris.

2. Fortement encouragé depuis deux ans par mon ami Henri Langlois (il voulait voir des cinémathèques partout), j’ai élargi le conseil d’administration de la Cinémathèque Canadienne, à l’automne 1962, et j’ai signé les accords avec la Cinémathèque française (lettre d’Henri Langlois du 28 octobre 1962). Comme il se devait, j’ai fait part de cette affaire au ministre des Affaires culturelles du Québec. Mon fidèle bras droit et collaborateur, Jean Billard, amena d’autres personnalités au conseil (Guy Joussemet, Arthur Lamothe, Pierre Castonguay, Victor Désy…).

3. En janvier 1963, j’ai appris que Guy L. Coté de l’ONF se préparait à organiser une autre cinémathèque sous le nom de « Connaissance du Cinéma ». Il a enregistré ce nom le 16 avril 1963. Je trouvais qu’à l’époque, il n’y avait pas de place pour deux cinémathèques à Montréal : le Québec sortait à peine de la noirceur clérico-duplessiste et du «Tibet du catholicisme » (dixit archevêque de Paris). Comme il n’avait pas accès aux films de la Cinémathèque française, il fallait obtenir des films d’autres cinémathèques pour ses activités, Guy Coté a effectué des démarches auprès de la FIAF (Fédération Internationale des Archives du Film) pour être reconnu comme une cinémathèque, mais sans succès, car il n’avait pas de dépôt de films. La FIAF reconnaissait à l’époque le Canadian Film Institute comme une cinémathèque qui existait depuis 1935.

4. L’occasion se présenta lorsque la France annonça son Exposition pour octobre 1963. Guy Coté s’est alors adressé à l’ambassade de France à Ottawa pour offrir ses services dans l’organisation de la « Semaine Jean Renoir ». Mais comme personne d’autre que Langlois n’avait les films de Jean Renoir, la demande a abouti sur le bureau de ce dernier. D’abord, Langlois ne voulait pas collaborer avec Guy Coté, qu’il qualifiait de « jésuite » et auquel il ne faisait pas « confiance ». Jean Billard connaissait bien cette méfiance. Guy Coté, sachant qu’il n’avait pas d’atomes crochus avec Langlois, s’est assuré la `collaboration` d’un membre de la Cinémathèque canadienne pour démontrer à Langlois que la Cinémathèque canadienne est pleinement impliquée dans l’organisation de la Semaine Jean Renoir. Ensuite Guy s’est adressé à moi pour pour que j’approche Langlois. J’avais promis la présence d’Henri Langlois, avec les films, à Montréal, à condition qu’on discute de la fusion entre la Cinémathèque Canadienne et Connaissance du Cinéma (j’avais déjà fait cette proposition à Guy Coté lors de notre première rencontre en mai 1963 mais il l’a refusée). Assuré de la promesse de Guy Coté, j’ai expliqué à Langlois que ce serait la meilleure façon de manifester publiquement son engagement envers la Cinémathèque Canadienne. Finalement, on a établi une stratégie commune. Sans cet accord entre nous deux, Henri Langlois ne serait pas venu à Montréal cette année-là.

5. Henri Langlois est venu en octobre 1963 pour « la rétrospective Jean Renoir » et fut salué par les médias comme un véritable « Messie du cinéma ». 

6. Pendant le déroulement de la rétrospective Jean Renoir, la Cinémathèque Canadienne et Connaissance du Cinéma ont négocié de la fusion dans la suite d’Henri Langlois à l’hôtel Windsor. Après plusieurs jours de discussions, et pour démontrer ma bonne foi, j’ai offert la présidence de la Cinémathèque Canadienne à Guy Coté et j’ai gardé la vice-présidence ; Connaissance du Cinéma fut éliminée au profit de la Cinémathèque Canadienne. C’est la meilleure preuve que Langlois est venu à Montréal pour la Cinémathèque Canadienne et non pas pour Connaissance du cinéma. Cela prouve aussi que la Cinémathèque canadienne existait bien avant 1963 et que son nom n’a pas soudainement surgi du désert saharien.

7. C’est ainsi que Connaissance du Cinéma est mort-née en octobre 1963, et que la Cinémathèque Canadienne fut considérée comme seule véritable cinémathèque au Québec.

8. On n’avait pas de problèmes particuliers à la Cinémathèque Canadienne jusqu’en 1964 au moment où j’ai appris par Langlois que Guy Coté avait effectué des démarches secrètes pour devenir membre de la FIAF (Fédération Internationale des Archives du Film) sans m’en parler auparavant. J’ai passé des jours et des nuits à essayer de l’en dissuader car « nous ne pouvions pas trahir notre père qui nous a aidé à exister, ni nous couper des trésors de la Cinémathèque française, notre alliée naturelle ». Quand j’ai compris que Guy Coté avait fait son lit avec le Belge Jacques Ledoux (secrétaire général de la FIAF à partir de 1961 et ennemi juré d’Henri Langlois) et le Polonais Jerzy Toeplitz, je n’avais pas d’autre choix que de démissionner. Jean Billard m’a suivi. C’était pour moi une question d’honneur et de fidélité à un homme génial qui a marqué l’histoire du cinéma ainsi que mon propre cheminement dans le cinéma. Rappelons, pour l’histoire, que la FIAF a été fondée par Henri Langlois en 1938. Il en a été le secrétaire général jusqu’en 1960. Il l’a quittée parce que certaines cinémathèques (surtout des pays communistes) faisaient des contre-typages de films (scandale autour des films de Charlie Chaplin et d’autres). Henri Langlois les accusait de piratage. C’était donc la guerre ouverte entre Langlois et la FIAF. Avec sa démarche, Guy Coté a offert une belle aubaine à Ledoux-Toeplitz pour narguer Langlois sur son propre terrain au Canada! La rupture fut consommée à jamais entre Guy Coté et Henri Langlois (la lettre d’Henri Langlois à Guy Coté datée du 16 juillet 1964 est très virulente). 

9. Pour ne pas pénaliser le public pendant cette rupture (dont je n’étais pour rien), j’ai présenté des rétrospectives et des films à Montréal en dehors de la Cinémathèque, car j’avais accès aux trésors des trois plus grandes cinémathèques du monde : la Cinémathèque française, la George Eastman House de Rochester et la Japan Film Library de Tokyo. Afin d’éviter les bagarres légales à la Cinémathèque Canadienne, en été 1966, j’ai fondé une nouvelle cinémathèque, le Conservatoire d’Art Cinématographique de Montréal (CACM), à l’université Sir George Williams (Concordia) où Henri Langlois a enseigné de 1968 à 1971 (après la fameuse affaire Langlois-Malraux de 1968), ainsi que Jean-Luc Godard de 1978 à 1980. Ces deux sommités du cinéma m’ont aidé à façonner l’image de Montréal à travers le monde comme la « Mecque du cinéma en Amérique du Nord ». Les plus beaux livres de l’histoire du cinéma ont été écrits au Conservatoire grâce à Godard (« Histoire(s) du cinéma ») et à Langlois (« Henri Langlois : premier citoyen du cinéma »). C’est le Conservatoire qui, par la fréquentation des cinéphiles, fut la cinémathèque la plus populaire du Québec des années 1960, 1970, 1980 et 1990. C’est à ce même Conservatoire que j’ai présenté pendant trente ans un nombre incalculable de films, de rétrospectives, de différents festivals et fait venir à Montréal les plus grands cinéastes.

10. Le nom de la Cinémathèque canadienne fut en usage jusqu’en 1971; on le remplaça alors par celui de la Cinémathèque québécoise.

11. Malgré tous les mensonges qu’on a forgés et propagés à mon endroit pendant plusieurs décennies, c’est la première fois que je m’explique sur les origines de la Cinémathèque québécoise. Comme les droits moraux sur la création de la Cinémathèque Canadienne m’appartiennent, je ne remets pas en question son 50e anniversaire qui devrait coïncider avec la Rétrospective Jean Renoir et l’absorption de Connaissance du cinéma par la Cinémathèque Canadienne (octobre 1963). Le bébé n’était pas né le 16 avril 1963, alors il faudrait tenir compte de la naissance de la Cinémathèque Canadienne en 1961. Finalement, je signale au public (ce qui a déjà été fait par la Cinémathèque québécoise il y a deux ans) que je suis le plus important dépositaire de films à la Cinémathèque québécoise. Je suis aussi son grand défenseur. Les pouvoirs publics doivent traiter la Cinémathèque québécoise comme ils traitent la Bibliothèque nationale, car c’est à travers la Cinémathèque, ce « cimetière des vivants » (dixit Langlois), que notre mémoire collective sera sauvegardée.

Serge Losique
13 avril 2013"
----------------------

mardi, mai 21, 2013

La radio de Patrick Beauduin

Dans La Presse du 19 mai, Nathalie Collard commençait son article par ce paragraphe : "Quand la nomination de Patrick Beauduin a été annoncée à l'automne 2010, les commentaires n'ont pas tardé à fuser dans la grande tour du boulevard René-Lévesque: qu'est-ce qu'un publicitaire (il avait été vice-président à la création chez Cossette) connaissait à la radio publique?"

Je crois que la question se pose toujours. Quand je compare le cheminement d'un technocrate carriériste comme Beauduin à celui d'un homme comme Pierre Juneau qui avait fait son cours classique, qui avait été à la tête de l'ONF, d'un festival du film à Montréal, du CRTC et de Radio-Canada et qui était surtout amoureux de la culture au sens large, je me dis que les temps ont changé, et pas pour le mieux. Tout ce qui est culturel maintenant tend à être géré par des gestionnaires professionnels, diplômés, maîtres des règles, des politiques, des rouages et de la nomenclature de l''industrie" culturelle avec ses niches et ses courbes scientifiques. Et pas seulement les gestionnaires, même une cinéaste comme Chloé Robichaud a étudié à l'INIS "Pour me retrouver dans la vraie vie et avoir à négocier des budgets et des salaires avec des syndicats. Ça a l'air un peu bête, mais le cinéma est une grosse machine et il faut en connaître les rouages." On peut bien mettre les cours de littérature en option en arts. Étudions la gestion et la technique pour devenir de bons artistes.

Le pire, c'est que maintenant tout est sous le chapeau de plus en plus grand de la communication où règne le discours utilitariste, laudatif, univoque, crédule, naïf, aseptisé, etc., mais en subtilisant tout le discours de rébellion, d'originalité et de liberté. J'ai toujours cette image du jeune "rebelle" de la banlieue qui, pour bien marquer qu'il est hors du système, s'habille comme un ex-prisonnier des bas-fonds new-yorkais avec 1500$ de fringues de grandes marques sur le dos.

En réaction à cet article de La Presse, j'ai lu un commentaire très intelligent sur la situation à la radio de Radio-Canada et je tiens à le publier ici en gardant son anonymat pour le protéger.

"[...] il est important de mentionner le fait qu'à mon humble avis, la direction sans direction d'Espace musique est responsable de la démise de cette chaîne qui avait le potentiel de devenir la radio la plus allumée, amicale, excitante et branchée du réseau hertzien francophone pan-canadien. 

Malheureusement, le désir de "plaire à tout prix à une majorité de gens" et la peur de confronter les "valeurs établies et du ronron des tendances à la mode" tout comme son refus d'être à l'écoute de ses artisans et de ses auditeurs ont contribué à lui faire commettre un tas d'erreurs grossières tant au niveau de la programmation que de l'animation et la promotion résultant dans le fait qu'Espace musique est un constat d'échec sur toute la ligne au point que Patrick Beauduin considérait mettre fin à la chaîne telle que nous la connaissons. 

Contrairement aux dires et aux écrits de certains, faire de la "bonne radio" ne coûte pas cher: Il suffit d'engager des personnes de terrain au lieu de gestionnaires insipides et déconnectés et de leur faire confiance une fois que leurs mandats respectifs ont été clairement identifiés et ratifiés un point c'est tout! Nul besoin d'une équipe de 4 ou 5 personnes pour créer une émission que les auditeurs attendent avec impatience et plaisir. Un réalisateur/animateur impliqué et allumé qui fait sa propre recherche et qui signe de façon créeative et responsable le contenu des émissions qu'il programme lui-même fait non-seulement très bien l'affaire, mais coûte aussi 4 ou 5 fois moins cher qu'une équipe produisant une émission style-genre "recette de cuisine" peu originale, redondante et ennuyante allant dans le sens contraire du mandat de la radio publique sans tenir compte des goûts d'un auditoire toujours curieux de découvrir des sons, des contextes et des idées nouvelles.

Mettre fin à Espace musique n'est certainement pas la bonne solution. Par contre, retourner à la table à dessin et donner la chance à une radio publique humaine, amicale, intéressante, cultivée, artistique tout en étant amusante, éducative et accessible est un défi tout à fait possible en autant que les "gros fromages" de la SRC fassent preuve de sagesse et d'humilité en reconnaissant les erreurs qu'ils ont commis et qu'ils soient suffisamment ouverts pour donner la possibilité à Espace musique de devenir la chaîne qu'elle aurait pu et dû être depuis plusieurs années au risque de rappeler certains de ses animateurs/trices congédiés pour des raisons plus ou moins vaseuses et dont je fais malheureusement partie... Il me semble qu'une telle proposition serait beaucoup plus simple, logique et positive ainsi que dans l'intérêt de tous les fidèles de la RADIO PUBLIQUE car il y en a encore énormément. 

Saborder Espace musique à cause d'erreurs commises par une Direction déconnectée de ses artisans et de son auditoire serait cruel et malheureux alors qu'avec du savoir-faire et une attitude ouverte, tout est absolument possible!"

mardi, mai 14, 2013

Critique, dissidence, désertion



Un des meilleurs entretiens qu'il m'ait été donné de lire dans les dernières années. Inclusion, servitude volontaire, intellectuel justificateur, rebelle de service, animateur culturel, plasticiens, gavage, désensibilisation, triomphe de l'insignifiance, inculture... Quand Annie Lebrun parle de la culture aujourd'hui, j'ai tellement de flashs de journalistes, d'animateurs, de fonctionnaires, de critiques, d'intellectuels, de films, de cinéastes et autres artistes du Québec. Je laisse le texte vous évoquer vos propres références.

Voici mes extraits préférés, j'ai mis le lien vers l'entretien complet au format pdf à la fin.


« En affirmant « Nous n'avons pas de talent », eux [les surréalistes] qui en avaient plus que quiconque, voulaient prendre la plus grande distance avec la non-pensée artistique qui avait servi à couvrir une société s'étant révélée indéfendable. Le problème est que ce genre de proposition est aujourd'hui retournée pour justifier l'inculture et l'incapacité de gens qui, sous prétexte de « créativité », ne cherchent qu'à occuper le terrain. Dans le même temps, cette exaltation de l'ignorance fait prospérer une nouvelle génération cynique de publicitaires ou de « plasticiens » qui ont bien compris quel parti ils peuvent en tirer pour vivre confortablement. Faute de créer quoi que ce soit, cette nomenklatura impose une expression essentiellement pléonastique. »

« Le spectacle de la folie nous serait exhibé, dissuadant de toute dissidence ?
-Oui et de façon très habile. On pourrait ici parler d'inclusion par exclusion. D'autant que les choses se compliquent quand on est vivant et qu'on ne veut pas devenir fou. Car si l'asile était la meilleure arme des régimes totalitaires après les camps, nos sociétés ont tôt fait de vous enfermer dans une sorte de paranoïa pour peu que vous les considériez d'un oeil critique. En ce sens, Benjamin Péret avait prévu le piège de cette nouvelle escroquerie au poète maudit en déclarant que c'est désormais au poète de maudire le monde. Position, on l'imagine, des plus difficiles à tenir dans des sociétés où la servitude volontaire est devenue la chose la mieux partagée du monde, incitant chacun à jouer son rôle, fût-ce celui du rebelle de service. »

« Car le fait est qu'on ne vous paye jamais pour être libre. Ainsi me parait-il difficile d'avoir un rapport critique à ce monde, tout en étant rétribué pour y exercer un certain pouvoir. C'est aujourd'hui malheureusement autant le cas des intellectuels majoritairement universitaires que celui des artistes cherchant de plus en plus à être subventionnés. Du coup, il ne faut pas s'étonner que les intellectuels, à quelques exceptions près, aient de moins en moins de scrupules à se faire les justificateurs de ce qui est, quand les artistes se laissent réduire au rôle d'animateurs culturels. Il n'y a pas d'un côté la vie et de l'autre la pensée ou l'art. Telle est pour moi l'inconséquence majeure à l'origine de l'actuel triomphe de l'insignifiance. D'autant que, même s'il est difficile d'échapper à l'actuel quadrillage du monde intellectuel et sensible, rien ne peut s'inventer dans les enclos du pouvoir. »

« Comme si, à un moment, le refus d'obligation d'être devait se transformer en une nouvelle identité qui devient une autre obligation d'être. Là est le danger de toute revendication identitaire toujours en proie d'être relayée par un désir d'insertion sinon de pouvoir. »

« Un des principes du monde qui nous est imposé est l'inclusion, ce qui n'existait pas auparavant. Cette nouvelle forme de servitude volontaire est ce que j'appelle la « différence intégrée ». Vous êtes différent, parfait. On vous reconnaît comme tel. Mais cette reconnaissance équivaut à la mise en place d'un cordon de sécurité, puisqu'elle suppose la suspension de toute critique. Sans doute, au cours du siècle passé, trop d'intellectuels en sont-ils venus à accepter l'idéologie qu'ils prétendaient combattre. Même si ce fut, trop souvent, pour des raisons peu reluisantes, fatigue, désir d'être reconnu, crainte d'une situation précaire - et dans bien des cas, cela reste une énigme -, les uns et les autres ont cédé à une société qui leur était hostile, alors que le propre de la nôtre est au contraire de faire l'économie de tout affrontement, instaurant une véritable banalisation de la servitude. »

« Quel rapport tissez-vous entre l'individu et le groupe ?
Cette question est certainement l'une des plus révolutionnaires aujourd'hui. C'est là que le nombre rattrape l'unique et fait un noeud encore plus difficile à dénouer depuis que la question de l'identité ne cesse d'altérer la relation à l'autre sur le modèle du même. »

« Oui, nous sommes face à une désensibilisation par gavage, avec l'anéantissement de tout esprit critique qui va de pair. Le voilà ce libertinage culturel qui est désormais l'apanage de l'esprit fort d'aujourd'hui, de l'homme connexionniste, dont la qualité essentielle est de pouvoir passer d'une chose à l'autre sans jamais s'investir véritablement. À cette mobilisation par désensibilisation systématique, ne serait-il pas temps d'opposer une désertion visant à re-passionner la vie ? »

Entretien avec Annie Lebrun
Attention ! L'ingestion de l'entretien qui suit peut provoquer des lésions mentales irréversibles. Annie Lebrun, écrivain et philosophe, auteur de plusieurs essais remarquables et de pamphlets sur l'embrigadement féministe, a répondu à nos questions. Sa conception intransigeante de la liberté et le sens de la révolte qui l'anime en font l'un des rares esprits qui oxygènent une époque asphyxiante. Discussion avec une insoumise qui trempe sa plume dans une encre noire comme un ciel d'orage.