vendredi, octobre 30, 2009

Halloween treats



Ce n'est pas tout à fait de l'horreur mais juste assez sombre pour conspirer avec les fantômes de la veille de la Toussaint. J'ai découvert dernièrement que l'ONF avaient rajouté deux films d'animation de Patrick Bouchard sur son site. Dans le film Dehors novembre - en ligne depuis un moment déjà - on reconnaissait l'univers de Bouchard même si la chanson lui imposait une certaine ligne à suivre. Avec Révérence et Les Ramoneurs cérébraux, il nous amène plus loin dans ses bas-fonds. Vraiment excellents, un authentique travail d'artiste.

http://www.onf.ca/explorez-par/realisateur/Patrick-Bouchard/

lundi, septembre 28, 2009

Critique-nostalgie

«Si le cinéma de demain devait ressembler au film de Brault et Jutra, l’Art ne serait plus que la résultante de complaisances gratuites, l’Art n’aurait plus de fondement dans la réalité, bref il n’y aurait plus d’Art.»

Pour peu qu’on se souvienne de la revue québécoise sur le cinéma Objectif, l’article «L’Équipe française souffre-t-elle de «Roucheole»?» publié en août 1962 est l’un des plus marquants de l’histoire de ce magazine. On reconnaît le ton très engagé d’une jeunesse cinéphile fougueuse qui cherche à définir son cinéma. Il y a là un idéalisme esthétique (et très moral) à coups de «on ne veut pas de ce cinéma-là» qu’on verra se convertir au politique une décennie plus tard (Vallières sur Brault en est un bon exemple).

Il paraît que Jean Pierre Lefebvre s’est fait des ennemis durables à ce moment-là. On peut facilement le croire. Ironiquement, un peu comme si le destin avait vengé Brault, son œuvre est déjà en coffret-souvenir alors que Lefebvre attend toujours le sien. En passant, Lefebvre a terminé le tournage de La Route des cieux qui devrait sortir prochainement.

L'article complet «L’Équipe française souffre-t-elle de «Roucheole»?» sur Cinépars.

dimanche, septembre 27, 2009

Falardeau le misanthrope sublime


«Je suis un homme d’un autre siècle. Je chauffe au bois. Je n’ai pas d’ordinateur. J’écris à la main, avec un crayon à mine ou une plume. En art, je crois à la simplicité. Je chasse à l’arc. Je me bats pour la liberté, la liberté sous toutes ses formes, la mienne, celle de mon peuple, celles de tous les peuples. Bref, je suis un primitif égaré.»

Le 4 septembre dernier j’apprenais au hasard d’un article du JdeQ que Falardeau avait le cancer.


«Falardeau, absent
Le cinéaste Pierre Falardeau aurait reconsidéré sa participation à l'événement, mais il a confirmé au Journal qu'il ne sera pas à Québec la semaine prochaine en raison de son état de santé, souffrant d'un cancer. «Je serais allé là avec grand plaisir parce que je suis content que quelqu'un fasse quelque chose. Je vais laisser la chance à d'autres. Je suis malade comme un esti de chien, mais je suis encore capable d'en faire chier une couple», a-t-il répondu, préférant être discret sur sa maladie. »

Discret, tu parles s’il était discret. Trois semaines plus tard il en est mort.

Il me manquera beaucoup, je dirais même qu’il nous manquera beaucoup, et encore plus à ceux qui le méprisent. J’aimais sa façon tout sauf subtile de traiter les emmerdeurs de téteux, d’imbéciles, de clowns, d’ordures, de trous d’cul, de niaiseux, de faux culs et j’en passe. Mais il y a plus que des insultes.

Toute sa vie, il a cherché à demeurer intègre, à défendre ce qu’il pensait, ce qu’il était, comme Québécois et comme cinéaste. Un résistant, un vrai. Pas de ceux qui exigent de faire emballer leurs saucisses dans un plat recyclable et qui ferment le robinet en se brossant les dents : sorte de mièvre résistance «à base de kiwi, de yoga et de oui-oui» (merci Leloup). Il était contre toute invasion de la pensée, contre l’abrutissement des masses. Contre la société aseptisée. Qui d’autre pour oser dire en ondes - la cigarette au bec (alors que c’est devenu le Mal), les running shoes aux pieds, avec un accent de bûcheron - que notre société est aseptisée?

Tu as été un boxeur exemplaire Pierre Falardeau, beaucoup sont contents de pouvoir raccrocher tes gants, mais personne ne pourra oublier de sitôt ton courage et ta pugnacité.

mercredi, juillet 29, 2009

Sur Elle veut le chaos



«C’est pourquoi les auteurs naturalistes méritent le nom nietzschéen de «médecins de la civilisation». Ils font le diagnostic de la civilisation.»


Avant-propos :

Par une étrange coïncidence, il y a eu toute une série d’échanges sur le blogue d’Helen au sujet de Denis Côté alors même que j’avais déjà publié la première partie de ce long billet ainsi que l’article de Falardeau. Je tiens à préciser que si j’avais voulu participer au débat sur ATC, je l’aurais fait sous mon nom de Stalker. Comme je préparais déjà cette deuxième partie de billet sur le film de Côté, j’ai préféré me tenir en retrait et me contenter de lire avec intérêt les nombreux commentaires. Je dois dire que si l’anonymat ou le pseudonymat n’empêche pas le propos d’être juste, il permet malheureusement plus facilement l’usurpation et les dérapages. Dommage qu’autant de gens préfèrent demeurer dans l’ombre car en effet la diatribe et la subversion manquent cruellement dans un Québec où le «pamphlet» désigne plus souvent qu’autrement le dépliant publicitaire.

DEUXIÈME PARTIE (fait suite à Autour de Elle veut le chaos)

Qu’est-ce qui agresse au juste dans Elle veut le chaos? D’une part, André Roy le souligne, c’est la quasi absence du recours à la puissance des sentiments (pris au sens le plus large). On s’en fout du destin des personnages et de ce qu’ils vivent. Tellement que lorsqu’ils meurent l’un après l’autre, on n’a ni compassion ni quelconque sentiment de justice rendue. S’il n’y a pas ou peu de sentiments, il ne reste alors que le cérébral (encore que cette dichotomie soit plus utile que réelle, les deux étant interdépendants). Comme le souligne Roy, il n’y a ni quête spirituelle ou mystique, ni rédemption. C’est ici qu’on pourrait peut-être parler d’audace. Côté explore les limites de la (non) potentialité au cinéma en réduisant l’expérience à une série d’actions presque vide de sens. L’idée maîtresse dans Elle veut le chaos, c’est celle du Contre : contre Hollywood, contre les effets habituels du cinéma, contre le cinéma socio-politique ou philosophique, contre la puissance de l’affect, contre le héros, contre le manichéisme, etc.

En écrivant ce paragraphe, j’étais déjà sur une piste mais il me manquait quelque chose. André Roy parlait de primitivisme, moi je voyais dans les personnages de Elle veut le chaos non pas deux bandes opposées, mais un seul et même groupe divisé et opposé. Je pensais à «clan», «gang» et même «meute»; la meute divisée, en état de crise. Comprenez donc toute mon excitation quand je suis tombé sur la catégorie bénie d’image-pulsion de Deleuze, alors même que je cherchais à positionner le film inclassable de Côté. Si vous avez vu Elle veut le chaos et que vous avez le livre L’Image-mouvement dans votre bibliothèque, rendez-vous au chapitre 8 du livre de Deleuze. Tout est là. Il m’apparaît évident que Denis Côté a tourné un des rares films qui se classent sous l’image-pulsion.

Un premier extrait nous permettra de situer l’image-pulsion dans la classification des images de Deleuze : «Quand les qualités et puissances sont saisies comme actualisées dans des états de choses, dans des milieux géographiquement et historiquement déterminables, nous entrons dans le domaine de l’image-action. Le réalisme de l’image-action s’oppose à l’idéalisme de l’image-affection. Et pourtant, entre les deux, entre la priméité et la secondéité, il y a quelque chose qui est comme de l’affect «dégénéré» ou de l’action «embryonnée». Ce n’est plus de l’image-affection, mais ce n’est pas encore de l’image-action. La première, nous l’avons vu, se développe dans le couple Espaces quelconques-Affects. La seconde se développera dans le couple Milieux déterminés-Comportements. Mais, entre les deux, nous rencontrons un couple étrange : Mondes originaires-Pulsions élémentaires. Un monde originaire n’est pas un espace quelconque (bien qu’il puisse y ressembler), parce qu’il n’apparaît qu’au fond des milieux déterminés; mais ce n’est pas davantage un milieu déterminé, lequel dérive seulement du monde originaire.»

L’image-affection, c’est lorsque le gros plan domine pour saisir les affects à l’état pur comme la violence, l’horreur, la haine, etc. Dans son film, Côté s’en sert très peu et les seuls affects présents sont effectivement «dégénérés». Pensez aux scènes où l’amour voudrait se réaliser, il se fait à tout coup dégénéré et reste à l’état embryonnaire. Que la proposition vienne de Spazz (Nicolas Canuel), Pierrot (Laurent Lucas) ou Pic (Olivier Aubin), cette pulsion - qui ne correspond d’ailleurs à aucun idéal de l’amour, sauf peut-être dans le cas de Pierrot - est repoussée par Coralie (Ève Duranceau). Coralie n’a elle-même aucun idéal de l’amour, elle ne saurait donc y répondre selon des critères établis. Pic, lui, proposait une sorte d’échange de pulsions : il offre à Coralie de la nourriture (pulsion alimentaire), tacitement «en échange de son corps» (pulsion sexuelle). Ces pulsions sexuelles refoulées dégénéreront, Pierrot sortira son arsenal d’armes alors que Spazz arrachera un morceau à Coralie. Étrangement, alors même qu’elle fait face à ce monde de pulsions qui tantôt la rejette et tantôt cherche à l’intégrer (et même la phagocyter), elle y résiste en ayant recours elle-même à ses pulsions ou du moins à son instinct.

L’image-action, quant à elle, est la plus commune au cinéma, surtout dans les films américains. C’est celle qu’on retrouve dans les films d’action où la situation réclame un héros. Le milieu déterminé aura souvent pour sujet une lutte historique dans des lieux connus : Fort Alamo, la guerre de Sécession, la conquête de l’Ouest, la Grande Dépression, la prohibition et la mafia, etc. Évidemment, le film de Côté n’a pas grand chose à voir avec l’image-action, même si le sujet de la mafia aurait facilement pu s’y prêter.

Le milieu de Elle veut le chaos est plutôt indéterminé, avec ses quelques fermes en bordure d’une autoroute. Dans le Québec rural, quelque part, à peu près à notre époque, une drôle de meute se disloque. Le groupe lui-même ne constitue pas un portrait précis d’une quelconque classe sociale. On se rend compte non sans humour que la bande d’Alain (Réjean Lefrançois) n’a absolument rien d’une famille de cultivateurs de maïs – ce qu’elle cultive pourtant. Assis sur le balcon à tuer le temps, réparant la camionnette, jouant au ping-pong, discutant d’activités illicites, ce gang mafieux semble tout droit sorti d’un quartier urbain malfamé.

Ce qui rend le film si déroutant, c’est que les actions des personnages ne répondent pas à des mobiles identifiables qui permettraient normalement de tracer une ou des trajectoires. Les personnages répondent à leurs pulsions. Or, une pulsion n’a pour cause qu’elle-même et son actualisation demeure toujours complètement imprévisible, en durée comme en force.

L’image-pulsion occupe tellement le centre dans Elle veut le chaos que Coralie en est la fille. Son père Jacob (Normand Lévesque) lui explique qu’à cette époque lointaine (les années 70?) où on fêtait fort et qu’on avait du plaisir, Alain, lui-même et d’autres hommes s’étaient retrouvés avec sa mère Hélène (Marie-Claude Langlois) et avaient eu envie d’elle. Il lui apprenait donc qu’on ne savait pas qui était son vrai père sinon un des hommes de ce groupe. Coralie est donc la fille de la Pulsion.

-Pourquoi le ptit nouveau, Pic, vient me dire que j’ai les mêmes yeux qu’Alain?
-On avait organisé un gros party à maison. Tout le monde était gelé, saoul, n’importe quoi… On était cinq gars avec Hélène…
-Pis?
-Pis… rien... C’est peut-être Alain… Les autres… C’est peut-être moi.
-Tu penses que je vas croire ça?
-Ouais.
-Crisse de menteur.


Nous pourrions continuer ainsi longtemps à décortiquer le film en trouvant des images-pulsions, mais nous perdrions de vue la question qui nous intéresse sur l’ennui. Allons à l’essentiel.

Je crois avoir déjà touché un point très important en disant qu’une pulsion n’a pour cause qu’elle-même. Comment alors éviter de tomber dans les scènes répétitives, sans but ou sans liens entre elles si une image vit pour elle-même? Côté s’est pris dans ce piège. Je ne prendrai qu’un seul exemple. Le personnage de Nicolas Canuel intimide un «client» ligoté à une carcasse automobile (pulsion de violence exaltée, de pouvoir), la caméra se déplace lentement dans un mouvement latéral, faisant passer l’image du clair au sombre au fur et à mesure qu’on se retrouve à contre-jour. C’est une très belle façon de faire mourir un plan, c’est très beau, mais pour créer quel effet «utile»? En quoi cette séquence est-elle liée aux autres ? À ce moment précis, que devrait-elle faire voir ou naître comme sentiment ou idée par rapport à l’Idée du film ?

Par la juxtaposition d’images plus ou moins liées entre elles, Côté aplatit son récit mais il s’arrête là. Jean-Louis Provoyeur écrivait dans Le cinéma de Robert Bresson (cinéaste que Côté admire) : «Si voir c’est prévoir, au cinéma c’est construire le récit en anticipant sur le sens ou sur l’action à venir. L’image dénarrativisée doit à la fois décevoir les attentes narratives du spectateur et le contraindre à voir des objets, des visages, des parties du corps indépendamment de leur fonction à l’intérieur du récit, pour leur redonner leur puissance de réalité, c’est-à-dire de mystère ou d’étrangeté. Il y a ainsi toujours dans l’effet de réel tel qu’il est produit dans les films de Bresson, un effet de surprise, indissociable du montage comme principe de collision.» p.232.

««Placer le public vis-à-vis des êtres et des choses, non comme on les place arbitrairement par habitudes prises (clichés), mais comme tu te places toi-même selon tes impressions et sensations imprévisibles. Ne jamais rien décider d’avance.» Notes sur le cinématographe, p. 94. C’est Bresson qui souligne.»

Si Côté déçoit à souhait les attentes narratives du spectateur au plan du récit (Elle veut le chaos est un travail systématique de dénarrativisation), au plan formel c’est complètement l’opposé qui se produit ; de telle sorte qu’on se retrouve souvent devant des beaux plans (des clichés ?) entre lesquels l’effet de collision est nul. Ève Duranceau devant une grange, dans la rue, dans le champ, devant une fenêtre, sur la clôture, etc., qui ont tout d’une superbe photographie pour illustrer le mois d’octobre dans un calendrier mais qui servent quel but? Bref, à mon avis, Côté n’a pas pris les risques formels qui correspondraient à son parti pris narratif et je pense que beaucoup de spectateurs et de critiques se sont fait embobeliner par cette esthétique des images qui tourne à vide. À mon sens, s’il y a une fausse audace, elle est bien là. Je n’ai pas vu d’audace ni d’innovation dans les images ou le montage de Elle veut le chaos.

Sur ce manque d’innovation chez plusieurs jeunes cinéastes – qui pourtant s’opposent au manque d’innovation dans le cinéma dominant-, Marie-Claude Loiselle a soulevé des questions très pertinentes dans son éditorial du numéro 140. Il est à lire au complet pour qui s’y intéresse.

Un extrait de l’éditorial de Loiselle :

«Mais avant tout, le jeune cinéma québécois qui attire notre attention, autant que le cinéma français que nous venons d'évoquer, marquent tous deux leur opposition à une sorte de «qualité professionnelle» venue standardiser la production dominante, répondant à un encadrement à outrance du cinéma par une quête de liberté. Or cette quête, quoique motivée par la volonté d'élaborer un langage formel doublée d'un urgent besoin de tourner, ne conduit pourtant pas nos cinéastes à proposer quelque chose d'unique ou de véritablement déroutant. Paradoxalement, si ce désir de liberté en amène plusieurs à se réclamer d'un certain «radicalisme» et d'une «aridité» esthétique, on peut se demander à quel point ces cinéastes savent tirer parti de la liberté que leur offre l'indépendance dans laquelle ils tournent la plupart de leurs films. Quel radicalisme y a-t-il à reprendre à leur compte les traits d'un cinéma largement répandu (même si toujours en marge de la production dominante) et éprouvé depuis 40 ans?

En cherchant à se libérer de tous les codes d'efficacité d'un cinéma institutionnel extrêmement normalisé, bien des jeunes cinéastes ne prennent-ils pas le choix même d'un parti pris contraire aux critères commerciaux pour une attitude subversive? La véritable radicalité (et la véritable liberté) ne suppose-t-elle pas – même à l'intérieur d'une mouvance, d'une famille de création – la capacité de s'affranchir de tous les procédés trop facilement recyclables d'un film à l'autre? Le risque de succomber alors à un certain maniérisme et à un effet de mode, aussi marginale soit-elle, les guette. Un plan long enveloppé de silence ne peut pas être en soi une façon de s'opposer à un cinéma au rythme frénétique. Il ne peut être qu'une manière de mieux faire voir, dans la mesure seulement où il est porté par un regard singulier.»

Ceci nous amène à aborder la question du cinéma contemplatif. Pour en donner une définition très sommaire, disons que la contemplation implique davantage l’intellect (un commentaire plus complet inclurait aussi l’intuition), en opposition à l’affect et à l’action. Bien entendu, il ne suffit pas de braquer une caméra en plan fixe sur la nature, de recourir aux services d’un bon preneur de son et de plaquer de la musique sur le tout pour réaliser un bon film contemplatif. Comme le souligne Loiselle, les nombreux interstices doivent donner l’occasion au spectateur de voir dans la mesure où le film est porteur d’un regard singulier ; on pourrait aussi dire d’une Idée ou d’un point de vue. La contemplation renvoie aussi à l’idée d’extase, comment alors ne pas penser à la recherche d’«ecstatic truth» de Werner Herzog. C’est son truc à lui, l’Idée qui motive tous ses films et qui détermine sa façon d’aborder le cinéma, au-delà de la simple idée du «contre Hollywood». Les cinéastes qui font du cinéma contemplatif prenant en s’appuyant sur une histoire et des sentiments ne manquent pas, je pense rapidement à Roy Andersson, Tsaï Ming Liang, Gus Van Sant, Bruno Dumont et Alexandre Sokourov.

Sokourov atteint presque les limites possibles du contemplatif dans Mère et fils, frôlant de peu la pétrification, le film se résumant en quelques tableaux quasi picturaux où les deux personnages apparaissent tels des fantômes discrets, pâles, sur le point de disparaître. Ce cinéma statique, difficile, pointu et aride ne se contente pas de se définir comme tel. Même s’il le fait à contrecœur, Sokourov admet que le cinéma demeure toujours une entreprise de séduction, beaucoup plus que dans la littérature (voir The Dialogues with Solzhenitsyn). Haneke, lui, ne s’en cache pas du tout et il se fait ouvertement virtuose de la séduction dans Funny Games (voir l’entrevue à Télérama). Dans Mère et fils, Sokourov nous met devant une situation déchirante, presque insupportable, d’une mère qui vit ses derniers moments aux côtés de son fils complètement bouleversé et désorienté. La mort, la piété filiale, les beaux paysages de campagne, c’est déjà beaucoup, mais chaque plan maladivement étudié sert une idée plus grande qui apparaît comme en filigrane dans les intervalles. Une campagne déserte, un arbre au tronc géant et une école rurale vétuste suffisent déjà à faire sentir le poids mélancolique de l’Histoire et de l’œuvre du Temps. Le travail est commencé – sentimental comme intellectuel -, un monde attachant disparaît en lambeaux, la jeune génération «dépaysée» est fragile et puis à chaque spectateur d’y ajouter ce qu’il peut y voir.

Dans Elle veut le chaos (et plus encore dans Carcasses), Denis Côté a comme voulu éprouver les limites de la séduction au cinéma. Pour moi, ses films indiquent clairement que vouloir se passer de tout élément séducteur est un procédé stérile puisque les sentiments, l’action comme l’intellect sont tous constitutifs du processus de séduction au service de l’Idée. Une petite parenthèse : on pourrait d’ailleurs reprocher à Côté de mettre beaucoup plus d’efforts à séduire «en dehors» que «dans» ses films. Le problème, c’est que la plupart des gens s’intéressent au film lui-même et non à ce que le réalisateur a à en dire.

Un film ne peut donc se contenter d’être «contemplatif» de l’intérieur car l’essence n’est pas dans l’œuvre, mais dans le point de vue. Lorsqu’un spectateur affirme : «j’entends le vent dans les feuilles, ça me fait décrocher et ça me suffit, vive le vide», c’est nier l’essence de l’art, c’est saborder l’acte de création dans sa nécessité. Cela ne suffit pas de regarder une belle image, elle doit nous porter à percer plus avant en tendant au moins vers le sublime si elle ne l’atteint pas.

«Si une image, regardée à part, exprime nettement quelque chose, si elle comporte une interprétation, elle ne se transformera pas au contact d’autres images. Les autres images n’auront aucun pouvoir sur elle, et elle n’aura aucun pouvoir sur les autres images. Ni action, ni réaction. Elle est définitive et inutilisable dans le système du cinématographe. (Un système ne règle pas tout. Il est une amorce à quelques chose.)» (Notes sur le cinématographe p. 23)

«Pas de la belle photo, pas de belles images, mais des images, de la photo nécessaires.» (Notes sur le cinématographe, p.92)

Ceci dit, il est évident que Les Notes de Bresson n’est pas un ensemble de commandements auxquels tout cinéaste devrait se conformer. Bresson avait élaboré un langage idéal qui se distinguerait des codes de la peinture, de la photographie et du théâtre, cherchant toujours à mettre en valeur l’essence unique du cinéma pour en maximiser la puissance. On pourrait cependant dresser une liste de chefs-d’œuvre qui démontreraient que les règles établies par Bresson ne sont pas indispensables à tout système. Si on s’y intéresse ici, c’est qu’elles semblent pouvoir expliquer le plus grand ratage de Côté, celui de la puissance.

Un certain nombre de belles images qui vivent pour elles-mêmes n’empêchent pas de facto la réussite d’un film. Dans le cas de Côté, nous l’avons vu, l’image-pulsion et l’absence d’idée maîtresse forte accentuent cet effet de cloisonnement de belles images orphelines. Certains s’émerveillent devant la dilatation du temps, de ce qu’un auteur «ose» faire durer longtemps un plan-séquence où il ne se passe rien en apparence. Cette dilatation ne suffit pas en elle-même et c’est là un problème. Les scènes de Elle veut le chaos prolongent l’instant plutôt que de l’élever en puissance, ratant ainsi le «saut qualitatif». Car comme disait Deleuze : «dans ce saut qualitatif il y a toujours élévation de l’instant à une série de puissances supérieures». Cette notion de puissance, je la ramènerais chez Bresson et Bazin.

«Images. Reflet et réflecteur, accumulateur et conducteur.» (Notes sur le cinématographe, p.92)

André Bazin écrivait en 1951 dans l’article Le «Journal d’un curé de campagne» et la stylistique de Robert Bresson : «Car ce n’est pas tant une résonance que l’esprit perçoit qu’un décalage comme celui d’une couleur non superposée au dessin. Et c’est dans la frange que l’événement libère sa signification. C’est parce que le film est tout entier construit sur ce rapport que l’image atteint, surtout vers la fin, à une telle puissance émotionnelle [alors que le film de Côté s’achève dans la vacuité émotionnelle].

On chercherait en vain les principes de sa déchirante beauté dans son seul contenu explicite. Je crois qu’il existe peu de films dont les photographies séparées soient plus décevantes; leur absence fréquente de composition plastique, l’expression guindée et statique des personnages, trahissent absolument leur valeur dans le déroulement du film. Ce n’est pourtant pas au montage qu’elles doivent cet incroyable supplément d’efficacité.

La valeur de l’image ne procède guère de ce qui la précède et la suit. Elle accumule plutôt une énergie statique, comme les lames parallèles d’un condensateur. À partir d’elle, et par rapport à la bande sonore, s’organisent des différences de potentiel esthétique dont la tension devient insoutenable. Ainsi le rapport de l’image et du texte progresse-t-il vers la fin au bénéfice de ce dernier, et c’est très naturellement sous l’exigence d’une impérieuse logique que, dans les dernières secondes, l’image se retire de l’écran. Au point où en est arrivé Bresson l’image ne peut en dire davantage qu’en disparaissant. Le spectateur a été progressivement amené à cette nuit des sens dont la seule expression possible est la lumière sur l’écran blanc».

Dans le film de Côté, chaque scène, même chaque plan, tend à se vider de toute charge. Les «lames parallèles» du condensateur (par exemple la présence d’ellipses, ce que les spectateurs impressionnables voient tout de suite comme une marque d’intensité) ne sont pas liées entre elles, bref, le courant ne passe pas et l’ennui s’installe. Cette absence d’effet du condensateur, vous le sentez très bien quand les morts successives des personnages vous laissent complètement insensibles.

Un des films-condensateurs les plus puissants qu’on ait jamais réalisés est The Tree of Wooden Clogs d’Ermanno Olmi. Imaginez, un film de 3 heures et 6 minutes qui réussit à fixer notre attention à partir de rien : des scènes de la vie quotidienne dans une ferme italienne. «De rien», c’est ce que nous pensons jusqu’à ce que le film nous éclate au visage vers la fin tant il a accumulé, condensé au maximum la puissance qui se décharge d’un coup. Pour continuer dans le thème de l’électricité, si le courant ne passe pas chez Côté, c’est qu’il y a trop de résistance de sa part. Il veut tellement se distinguer du cinéma dominant et des autres cinéastes indépendants, il a tellement peur de commettre un sacrilège en nous «divertissant» un tant soit peu qu’il pose une série de résistances où se perd le courant.

Si Haneke nous fait monter dans plusieurs manèges dans Funny Games, Côté, lui, nous fait monter puis redescendre aussitôt avant même que le manège ne se mette en marche. Haneke nous donne une claque au visage avant de nous séduire de nouveau, Côté nous donne une claque au visage avant de nous en donner une autre. Par exemple, dans Nos vies privées, après un demi-film insupportable, la scène étrange tournée dans la «cour à scrap» de Colmor nous donne un avant-goût de ce que Côté ne nous donnera pas. La même chose se produit dans Elle veut le chaos quand en pleine nuit le père de Coralie voit la main effrayante d’Hélène s’agripper à son cadre de fenêtre. Encore une fois, à quoi sert cette scène dans le film? Serait-ce simplement une manière de nous signifier qu’il possède le talent pour réaliser un film plus captivant?

Par souci de bonne conscience, je ne peux laisser l’impression que Elle veut le chaos n’est porteur que de l’Idée du «contre». Revenons au chapitre 8 de Deleuze : «Un monde originaire n’est pas un espace quelconque (bien qu’il puisse y ressembler), parce qu’il n’apparaît qu’au fond des milieux déterminés; mais ce n’est pas davantage un milieu déterminé, lequel dérive seulement du monde originaire.» Ce monde originaire, ce serait le Québec d’antan, celui du milieu rural. On peut reconnaître une première dérive en la génération des baby-boomers. Ceux-ci ont encore un pied dans le passé même s’ils ont tout fait pour s’en débarrasser. La belle époque de révolte et de fête est bel et bien terminée, et pourtant ils n’ont pas réussi à construire quelque chose d’entièrement neuf et de solide pour leurs jeunes. Ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes et, pire encore, ils sont à couteaux tirés dans un monde marécageux. Sans idéal quelconque, la jeune génération erre dans un monde statique et fermé; seule Coralie résiste sans résister. L’Idée du film – la possible nouvelle naissance - se rapporte donc à Coralie. Comment réagir dans un monde auquel vous tenez mais qui n’a rien à vous offrir de suffisant pour vous construire une identité? Par la fuite, la confrontation ou la résignation? Est-ce un constat socio-politique, culturel ou artistique? Difficile à dire. Ce constat est tellement terrible que nous n'osons même pas imaginer à quoi il se rapporte et dans quelle mesure il correspond au point de vue de son auteur. En réalité, s’il est terrible à ce point, c’est que Côté est tombé dans un autre piège de l’image-pulsion. Terminons sur ce point.

Revenons donc à Deleuze pour comprendre comment se définit et se situe l’image-pulsion par rapport au naturalisme, au réalisme et au surréalisme, mais surtout pour comprendre ce qui enchaîne Côté au négatif. «Ce sont des bêtes humaines. Et la pulsion n’est rien d’autre : c’est l’énergie qui s’empare de morceaux dans le monde originaire. Pulsions et morceaux sont strictement corrélatifs. Certes, les pulsions ne manquent pas d’intelligence : elles ont même une intelligence diabolique qui fait que chacune choisit sa partie, attend son moment, suspend son geste, et emprunte les ébauches de forme sous lesquelles elle pourra le mieux accomplir son acte. Et le monde originaire ne manque pas non plus d’une loi qui lui donne consistance. C’est d’abord le monde d’Empédocle, fait d’ébauches et de morceaux, têtes sans cou, yeux sans front, bras sans épaules, gestes sans forme. Mais c’est aussi l’ensemble qui réunit tout, non pas dans une organisation, mais fait converger toutes les parties dans un immense champ d’ordures ou dans un marais, et toutes les pulsions dans une grande pulsion de mort. Le monde originaire est donc à la fois commencement radical et fin absolue; et, enfin, il lie l’un à l’autre, il met l’un dans l’autre, suivant une loi qui est celle de la plus grande pente. Ainsi, c’est un monde d’une violence très spéciale (à certains égards, c’est le mal radical); mais il a le mérite de faire surgir une image originaire du temps, avec le début, la fin et la pente, toute la cruauté de Chronos.

C’est le naturalisme. Il ne s’oppose pas au réalisme, mais au contraire il en accentue les traits en les prolongeant dans un surréalisme particulier.»

«Et c’est sans doute une des grandeurs du naturalisme au cinéma, de s’être si bien approché d’une image-temps. Ce qui l’empêchait pourtant d’atteindre au temps pour lui-même, comme forme pure, c’était l’obligation où il était de le maintenir subordonné aux coordonnées naturalistes, de le faire dépendre de la pulsion. Dès lors, le naturalisme ne pouvait saisir du temps que des effets négatifs, usure, dégradation, déperdition, destruction, perte ou simplement oubli. (Nous verrons que, quand le cinéma affrontera directement la forme du temps, il ne pourra en construire l’image qu’en rompant avec le souci naturaliste du monde originaire et des pulsions).»

Sur cette grande pente, la grande pulsion de mort emporte presque tout sur son passage dans Elle veut le chaos. À la fin du film, il ne reste que Coralie, un rein en moins, claudiquant vers un avenir incertain. Terrible constat, les pulsions arrachent tous les morceaux sur leur passage, frôlant l’anéantissement. Le long cycle douloureux risque de basculer en descente aux enfers. Sur l’arête au bord du gouffre sulfureux, perdrons-nous l’équilibre?

La question angoissante de notre monde actuel se résume à ceci : «sommes-nous engagés dans une grande descente finale ou dans un cycle régénérateur?» Or, même si elle se pose également à un Mexicain, un Sud-américain, un Indien ou un Sud-africain noir, on les verrait très mal réaliser un film comme Elle veut le Chaos ou Carcasses. Alors pourquoi au Québec? On pourrait par exemple souligner à quel point le cinéma des jeunes québécois est peu engagé et juste assez nombriliste. C’est comme si les enjeux de la société actuelle ne les interpellaient pas. Dans les années 60 et 70 c’était la révolution sous toutes ses formes, aujourd’hui ce n’est plus qu’une vague crise identitaire sur tous les plans (cinéma, culture, économie, classes, religion, etc.). C’est même ce qui ressort de L’Âge des ténèbres de Denys Arcand, une sorte de pessimisme presque fataliste devant la dégradation. Notre façon d’aborder la question de la pente et du cycle serait-elle le symptôme d’une société saturée de confort et d’indifférence? Faudra t-il un nouveau mai 68 pour sortir de ce marasme? Faudra-t-il un référendum gagnant, une nouvelle religion, un crash boursier définitif ou une révolution pour sortir du cinéma d’esthète et en arriver à quelque chose de puissant et de nouveau?

lundi, juillet 27, 2009

365 jours ouvrables s'ouvre à Dolan

Un billet très drôle du blogueur français Joachim.

«Nous avons reçu du jeune Xavier Dolan, réalisateur arrogant mais doué de J’ai tué ma mère (2009), la lettre suivante, que nous avons faite expertiser par notre service de psychologie scolaire.

'Bonjour, je m’appelle Xavier et je pense que si à 20 ans, on n’a pas réalisé un long-métrage qui a frôlé la Caméra d’Or et qu’on ne s’autoproclame pas la coqueluche de Cannes, c’est qu’on a raté sa vie !'»

La suite: Il tue sa mère, son film?

jeudi, juillet 16, 2009

Critique: de l'intuition à l'intelligence


Dans un extrait que j’ai déjà cité, Gérard Grugeau affirmait au sujet de la critique (table ronde qui a fait l’objet d’un article, «Critique et cinéastes : responsabilité commune», 24 Images, 2000, no 101)



«J’ai l’impression que le cinéma et la critique ont toujours été intimement liés. André Bazin disait que faire de la critique, c’est prolonger le plus loin possible le choc de l’œuvre. Moi, je trouve beaucoup de plaisir à essayer de faire en sorte de trouver un style, des images qui peuvent traduire le film, qui sont dans son prolongement. Essayer, à travers l’écriture, de prolonger le choc esthétique que j’ai reçu, que le texte soit le reflet de l’émotion que j’ai ressentie à la vision du film.»


Sur ce prolongement du choc, cette «traduction» par le critique, un passage d’Évolution créatrice me semble éclairant. Entre l’instinct et l’intelligence, Bergson définit l’intuition comme foyer de la créativité : «Mais c'est à l'intérieur même de la vie que nous conduirait l'intuition, je veux dire l'instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l'élargir indéfiniment. […] C'est cette intention [de vie] que l'artiste vise à ressaisir en se replaçant à l'intérieur de l'objet par une espèce de sympathie, en abaissant, par un effort d'intuition, la barrière que l'espace interpose entre lui et le modèle.» (extrait complet à la fin du billet)

Le mouvement de vie que le cinéaste a cherché à saisir par l’intuition, c’est ce que le critique va vivre et ressentir en salle (en faisant lui-même appel à son intuition), ensuite commence un travail qui se situera au plan de l’intelligence. Il cherchera à mettre en mots l’expérience, à analyser, à saisir aussi les moments d’«entre» tels que ramenés à la surface par l’artiste.

On se rend compte à quel point cette distinction est vraie quand on lit des interviews de cinéastes. C’est par exemple ce que le journaliste Charles Thomas Samuels ne comprenait pas quand il torturait Michelangelo Antonioni pour essayer de lui faire admettre qu’il travaillait avec son intelligence (voir l’entrevue). Lars Von Trier confirme aussi ce fait dans une entrevue accordée au Guardian au sujet de son film Antichrist :


«"This does not feel good," he says. "There are some things it is not good to explain or analyse. And, also, my explanations are always banal and stupid." [...] "You're right to worry", he says, laughing, "but it is not good to worry about something you cannot do anything about. Truthfully, I can only say I was driven to make the film, that these images came to me and I did not question them. My only defence is: 'Forgive me, for I know not what I do.'" This precipitates a bout of giggling. "I am really the wrong person to ask what the film means or why it is as it is," he says finally, "It is a bit like asking the chicken about the chicken soup."»

Ce n’est pas de la mauvaise volonté ni de la fausse modestie, l’artiste suit les lignes de son intuition ; au critique de faire appel aux lumières de la connaissance.

Évolution créatrice, extrait du chapitre 2:

«L'instinct est sympathie. Si cette sympathie pouvait étendre son objet et aussi réfléchir sur elle-même, elle nous donnerait la clef des opérations vitales, - de même que l'intelligence, développée et redressée, nous introduit dans la matière. Car, nous ne saurions trop le répéter, l'intelligence et l'instinct sont tournés dans deux sens opposés, celle-là vers la matière inerte, celui-ci vers la vie. L'intelligence, par l'intermédiaire de la science qui est son oeuvre, nous livrera de plus en plus complètement le secret des opérations physiques ; de la vie elle ne nous apporte, et ne prétend d'ailleurs nous apporter, qu'une traduction en termes d'inertie. Elle tourne tout autour, prenant, du dehors, le plus grand nombre possible de vues sur cet objet qu'elle attire chez elle, au lieu d'entrer chez lui. Mais c'est à l'intérieur même de la vie que nous conduirait l'intuition, je veux dire l'instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l'élargir indéfiniment.

Qu'un effort de ce genre n'est pas impossible, c'est ce que démontre déjà l'existence, chez l'homme, d'une faculté esthétique à côté de la perception normale. Notre œil aperçoit les traits de l'être vivant, mais juxtaposés les uns aux autres et non pas organisés entre eux. L'intention de la vie, le mouvement simple qui court à travers les lignes, qui les lie les unes aux autres et leur donne une signification, lui échappe. C'est cette intention que l'artiste vise à ressaisir en se replaçant à l'intérieur de l'objet par une espèce de sympathie, en abaissant, par un effort d'intuition, la barrière que l'espace interpose entre lui et le modèle. Il est vrai que cette intuition esthétique, comme d'ailleurs la perception extérieure, n'atteint que l'individuel. Mais on peut concevoir une recherche orientée dans le même sens que l'art et qui prendrait pour objet la vie en général, de même que la science physique, en suivant jusqu'au bout la direction marquée par la perception extérieure, prolonge en lois générales les faits individuels. Sans doute, cette philosophie n'obtiendra jamais de son objet une connaissance comparable à celle que la science a du sien. L'intelligence reste le noyau lumineux autour duquel l'instinct, même élargi et épuré en intuition, ne forme qu'une nébulosité vague. Mais, à défaut de la connaissance proprement dite, réservée à la pure intelligence, l'intuition pourra nous faire saisir ce que les données de l'intelligence ont ici d'insuffisant et nous laisser entrevoir le moyen de les compléter. D'un côté, en effet, elle utilisera le mécanisme même de l'intelligence à montrer comment les cadres intellectuels ne trouvent plus ici leur exacte application, et, d'autre part, par son travail propre, elle nous suggérera tout au moins le sentiment vague de ce qu'il faut mettre à la place des cadres intellectuels. Ainsi, elle pourra amener l'intelligence à reconnaître que la vie n'entre tout à fait ni dans la catégorie du multiple ni dans celle de l'un, que ni la causalité mécanique ni la finalité ne donnent du processus vital une traduction suffisante. Puis, par la communication sympathique qu'elle établira entre nous et le reste des vivants, par la dilatation qu'elle obtiendra de notre conscience, elle nous introduira dans le domaine propre de la vie, qui est compénétration réciproque, création indéfiniment continuée. Mais si, par là, elle dépasse l'intelligence, c'est de l'intelligence que sera venue la secousse qui l'aura fait monter au point où elle est. Sans l'intelligence, elle serait restée, sous forme d'instinct, rivée à l'objet spécial qui l'intéresse pratiquement, et extériorisée par lui en mouvements de locomotion.»



mardi, juillet 14, 2009

La lettre tue l'esprit


Pas pour rien que Bergson a remporté le Prix Nobel de la littérature en 1927.

Tiré de L'Évolution créatrice:

«Rien de semblable dans l'évolution de la vie. La disproportion y est frappante entre le travail et le résultat. De bas en haut du monde organisé c'est toujours un seul grand effort ; mais, le plus souvent, cet effort tourne court, tantôt paralysé par des forces contraires, tantôt distrait de ce qu'il doit faire par ce qu'il fait, absorbé par la forme qu'il est occupé à prendre, hypnotisé sur elle comme sur un miroir. Jusque dans ses œuvres les plus parfaites, alors qu'il paraît avoir triomphé des résistances extérieures et aussi de la sienne propre, il est à la merci de la matérialité qu'il a dû se donner. C'est ce que chacun de nous peut expérimenter en lui-même. Notre liberté, dans les mouvements mêmes par où elle s'affirme, crée les habitudes naissantes qui l'étoufferont si elle ne se renouvelle par un effort constant - l'automatisme la guette. La pensée la plus vivante se glacera dans la formule qui l'exprime. Le mot se retourne contre l'idée. La lettre tue l'esprit. Et notre plus ardent enthousiasme, quand il s'extériorise en action, se fige parfois si naturellement en froid calcul d'intérêt ou de vanité, l'un adopte si aisément la forme de l'autre, que nous pourrions les confondre ensemble, douter de notre propre sincérité, nier la bonté et l'amour, si nous ne savions que le mort garde encore quelque temps les traits du vivant.

La cause profonde de ces dissonances gît dans une irrémédiable différence de rythme. La vie en général est la mobilité même ; les manifestations particulières de la vie n'acceptent cette mobilité qu'à regret et retardent constamment sur elle. Celle-là toujours va de l'avant ; celles-ci voudraient piétiner sur place. L'évolution en général se ferait, autant que possible, en ligne droite; chaque évolution spéciale est un processus circulaire. Comme des tourbillons de poussière soulevés par le vent qui passe, les vivants tournent sur eux-mêmes, suspendus au grand souffle de la vie. Ils sont donc relativement stables, et contrefont même si bien l'immobilité que nous les traitons comme des choses plutôt que comme des progrès, oubliant que la permanence même de leur forme n'est que le dessin d'un mouvement.»


D'ici 2011, PUF aura publié une nouvelle édition critique complète des ouvrages de Bergson. C'est pas donné mais très riche d'information complémentaire.


dimanche, juillet 05, 2009

Frodon quitte les Cahiers

Je viens d'apprendre par Balloonatic que, pour le meilleur ou pour le pire, Jean-Michel Frodon quitte les Cahiers du cinéma:

Trop chaud [tant mieux pour eux, nous c'est trop froid]

«Une bonne nouvelle n'arrivant jamais seule, j'apprends aujourd'hui, outre l'annonce que les "misérables" de Gavroche Productions avaient perdu leur procès, que Pierre Etaix allait recouvrir ses droits et qu'on pourrait donc enfin revoir ses films, que - ça y est c'est officiel (yessss...) - Frodon quittait la direction des Cahiers du cinéma. Après le départ, sur la pointe des pieds, du trop "subtil" Burdeau il y a trois mois, c'est au tour de "Monsieur-un-chef-d'œuvre-par-semaine" de se faire la malle, lui aussi par la petite porte (quelques mots insignifiants à la fin de son édito dans le dernier numéro des Cahiers). Si Burdeau c'était beaucoup de vent (jusqu'à se perdre dans les labyrinthes d'un "champ de trèfle" youtubisé, je poétise parce que je ne veux pas être méchant), Frodon, c'était surtout beaucoup de fric, encore du trèfle me direz-vous, s'invitant à la moindre occasion au quatre coins du monde (et avec lui toujours quelques relations prestigieuses, histoire d'étoffer son carnet d'adresses), tout ça aux frais de la princesse (la revue), bref une vie de ministre "gordonbrownien" que Phaidon le nouveau propriétaire english ne pouvait voir que d'un sale œil. C'est sûrement pour cela d'ailleurs qu'on lui a laissé tirer son baroud d'honneur avec le numéro d'avant-Cannes (celui avec Johnny en couverture). Reste qu'on ne sait toujours pas qui va remplacer nos deux fossoyeurs...

Pour "saluer" la fin de l'ère Frodon-Burdeau, je ne peux résister au plaisir de citer les trois dogmes du critique selon Moullet (c'est sur la quatrième de couverture de son recueil Piges choisies, paru dans la nouvelle collection que dirige... Burdeau!):

"Mon dogme n°1, c'est de toujours faire rire le lecteur.
Dogme n°2: chaque film intéressant engendre une approche critique spécifique au film en question: pas de grille.
Dogme 3: le critique doit toujours partir d'un exemple précis, avant de généraliser, et non du Général (et encore moins s'y cantonner).
Pour moi, l'Austérité, la Grille et le Général sont les trois Cancers de la critique."

A part ça, il fait vraiment trop chaud... »

Voici la fin de l'éditorial en question:

«Se transformer pour continuer, pour exister au présent, pour fabriquer l’avenir, c’est aussi, toute proportion gardée, ce qui est en train de se produire pour les Cahiers du cinéma, et pour moi qui écris ces lignes puisque je quitte la direction de la rédaction de la revue. Que les Cahiers soient en ce moment dans une phase de changement est à mes yeux une excellente nouvelle. Mais avec leur rachat par Phaidon Press, les Cahiers - la revue mais aussi tout ce qui vit sous l’appellation « Cahiers du cinéma » : livres, DVD, site, innombrables partenariats... - disposent aujourd’hui de perspectives nouvelles, nombreuses, prometteuses, qu’il s’agisse de leur existence sur papier et sur d’autres supports, en France et à l’étranger. Les Cahiers ont 58 ans, ils ont changé dix fois, il est heureux et vital qu’ils changent encore. Qu’ils changent pour rester les Cahiers.

L’idée critique forgée dans ces pages depuis près de soixante ans, cette idée où l’esthétique est la pierre de touche éthique et politique de tout jugement de goût, jugement sur lequel se fonde une aventure de la pensée, reste selon moi plus nécessaire et plus pertinente que jamais. Il importe que de nouveaux critiques poursuivent, différemment, la même tâche. De nouveaux « écrivains de cinéma », comme nous appelle Desplechin, et ce n’est pas un mince honneur ni une mince exigence. Il est nécessaire et désirable qu’ils réinventent ce que tant de rédactions successives de la revue ont fait, ce que nous avons fait collectivement durant les six ans où j’ai dirigé cette rédaction, avec Emmanuel Burdeau comme rédacteur en chef et avec ceux et celles qui ont constitué la rédaction de la revue. C’est, en signant ce soixante-sixième et dernier éditorial, mon espoir, pour les Cahiers, pour le cinéma, pour ici et maintenant.»

dimanche, juin 28, 2009

Les effets pervers de la robotomie

Faire de la critique systématique pour un journal comme La Presse a quelque chose de fastidieux. Qu'est-ce qu'on peut bien faire comme «critique» d'un méga-giga-blockbuster comme Transformers? On sait exactement à quoi s'attendre de ce genre de film, alors à quoi bon lire ou écrire là-dessus en 4 paragraphes?

C'est probablement ce que se disait Aleksi K. Lepage en écrivant son papier; autant tenter de faire chier les fans des Transformers que d'essayer d'impressionner l'intelligentzia, de toute manière Michael Bay en a marre de la critique et il ne lit pas en français. Ce qui est étonnant avec les fanatiques de Transformers, c'est que si généralement ce genre de public ne se formalise pas de ce que peut dire la critique, il en va tout autrement de ce film. Mon collègue Martin, dont la critique du premier Transformers demeurait pourtant très sobre, s'était fait «ramasser» par quelques mouchonautes vexés. Cette fois, à ce que je peux en déduire, les fans ont tellement réagi (ou alors est-ce l'attaque au capitalisme et au patriotisme?) que La Presse a censuré Lepage. Voyez par vous-mêmes, j'ai récupéré la critique originale sur le cache de Google.

Et le public de La Presse de donner une cote de 3.9/5...


ORIGINAL

Le réalisateur et producteur Michael Bay est un phénomène intéressant. On est parfaitement en droit de le considérer comme un faiseur plus ou moins doué et bénéficiant de contacts avantageux (Spielberg lui-même, dans ce cas-ci) et de budgets faramineux.

On peut aussi le voir comme un artisan honnête, mais vendu au système de production hollywoodien, aux idéologies capitalistes livrant sans honte ni recul la propagande patriote américaine par le cinéma populaire (l'armée étant dans Transformers glorifiée de façon embarrassante.)

Dans le pire des cas, Michael Bay n'est qu'un autre sbire de ce monde d'abrutissement. Au meilleur - considérations politiques gardées - il est un auteur capable de donner à la foule son pain et ses jeux, et capable aussi de ce minimum d'autodérision qui fait de ses films des comédies (Bad Boys, Armageddon, The Island) qui ne sont supportables qu'en les envisageant au troisième degré.

Ce nouveau Transformers est une farce, inutile de s'attarder sur le scénario d'une niaiserie inouïe. Une farce qui a coûté cher, trop cher. Spielberg aurait dû recourir aux services de son ancien camarade, Joe Dante, qui aurait ajouté à ce film de robots, idiot jusqu'à l'orgasme, un soupçon d'humour noir et de sous-entendu social.

Joe Dante, élevé à l'école du producteur Roger Corman, aurait pu mieux faire de ce film absurde, cette série B de luxe, avec un budget moins obscène. On dirait une version de Pearl Harbor destinée à la génération Ritalin. Quoique tout le cinéma de Michael Bay relève de l'hyperactivité et du déficit d'attention...

Michael Bay s'en sort et s'amuse tout de même, et on sent dans sa «mise en scène» un réel désir de plaire aux consommateurs et, à coups de clins d'oeils, aux amateurs de gros films bourrins et aux fans de la série télévisée originale inspirée de la célèbre gamme de jouets Hasbro.

Mais Transformers: Revenge of the Fallen relève encore de l'indécent gaspillage d'argent et de talents (l'extraordinaire John Turturro s'y donne à fond dans un film qui ne mérite pas, sur le plan du jeu, autant d'effort.) Et soyons francs: vous aimez vraiment ce jeune Shia LaBeouf qui, en plus d'avoir un nom ridicule, est aussi charismatique que Keanu Reeves (en moins mignon)?

On en vient à s'ennuyer de l'époque tristement révolue de la série B authentique, c'est-à-dire modique. Le budget de cette joyeuse cochonnerie est évalué à 200 millions de dollars. Ça donne un peu la nausée en ces temps de crise économique...

Transformers...
Film d'action de Michael Bay.
Avec Shia LaBeouf, Megan Fox, John Turturro. 1h44
Combat sans merci sur Terre entre les Autobots, les Decepticons et l'armée américaine et quelques quidams perdus dans une guerre absurde.
Amusant, titanesque et traumatisant de niaiserie.

TRÈS REMANIÉ

Dans le pire des cas, Michael Bay n'est qu'un autre sbire de ce monde d'abrutissement. Il est un auteur capable de donner à la foule son pain et ses jeux, et capable aussi de ce minimum d'autodérision qui fait de ses films des comédies (Bad Boys, Armageddon, The Island).

Ce nouveau Transformers est une farce qui a coûté cher, trop cher. Spielberg aurait dû recourir aux services de son ancien camarade, Joe Dante aurait dû ajouter à ce film de robots un soupçon d'humour noir et de sous-entendu social.

Joe Dante, élevé à l'école du producteur Roger Corman, aurait pu mieux faire de ce film absurde, cette série B de luxe, avec un budget moins obscène.

Michael Bay s'en sort et s'amuse tout de même, et on sent dans sa «mise en scène» un réel désir de plaire aux consommateurs et, à coups de clins d'oeils aux fans de la série télévisée originale inspirée de la célèbre gamme de jouets Hasbro.Mais Transformers: Revenge of the Fallen relève de l'indécent gaspillage d'argent et de talents (l'extraordinaire John Turturro s'y donne à fond dans un film qui ne mérite pas, sur le plan du jeu, autant d'efforts).

Le budget est évalué à 200 millions de dollars. Ça donne un peu la nausée en ces temps de crise économique...

Transformers...Film d'action de Michael Bay
Avec Shia LaBeouf, Megan Fox, John Turturro.
Combat sans merci sur Terre entre les Autobots, les Decepticons et l'armée américaine et quelques quidams perdus dans une guerre absurde.
Amusant, titanesque et traumatisant de niaiserie.

vendredi, juin 26, 2009

Hollywood-Toronto



Pour tourner Rear Window en 1954, Hitchcock avait dû demander à Paramount de défoncer le plancher du studio pour construire le décor de la cour intérieure. Et bien le Mega-Stage #4 de Toronto l’aurait fait saliver (cliquez sur la photo pour distinguer les petits bons hommes au fond).





Je lisais hier dans un article du Variety que la compagnie anglaise Pinewood Studios vient d’acquérir, avec un groupe, une série d’installations sur le méga-site de Toronto, le Filmport Studio. J’avais entendu parler de ce projet il y a quelques années, mais je n’avais encore jamais réalisé l’ampleur de l’entreprise. Pinewood Studios devient ainsi propriétaire majoritaire d’un mega-stage de 46 000 pieds carrés, le plus grand en Amérique du Nord (vraiment, je suis impressionné). En Europe, la compagnie possède également le plus grand stage, le 007 Stage, qui fait 59 000 pieds carrés.

Même le TIFF profitera de certaines installations sur le site. Imaginez à quel point Montréal prend du retard. Sommes-nous même encore dans la course?





Les maquettes réalisées en 2007 par l'architecte Will Alsop de ce qui devrait être le poste d'accueil du site.

jeudi, juin 11, 2009

La volée de Falardeau


J'ai beaucoup de respect pour les gens qui n'ont pas la langue dans leur poche, comme Denis Côté. Mais là voyez-vous, un loup plus vieux que Côté sort de l'orée du bois pour mordre à belles dents dans Carcasses. Il n'a pas la langue dans sa poche lui non plus, et puis ça fait changement des lapements d'un Marc-André Lussier, par exemple. Et bien oui, dans l'article Vengeance, Pierre Falardeau continue à ouvrir sa grande gueule que plusieurs auraient voulu voir muselée depuis longtemps. C'est un règlement de compte. Portes grinçantes, rues désertes, chaleur intense, silouhette à l'horizon. Attention, ça dégaine.


Vengeance

Il y a quelques années, quand on me laissait encore faire des films, Denis Côté se prenait pour un critique de cinéma au journal Ici. Aujourd’hui, Denis Côté se prend pour un cinéaste et moi je travaille au Ici. C’est à mon tour d’être du côté du manche. Pour une fois, j’ai le gros bout du bâton et je compte bien en profiter. Ceci n’est pas une critique de film mais bien un règlement de compte. Ça m’amuse beaucoup.


Comme mon idée était déjà faite, comme mon article était déjà à moitié écrit dans ma tête, je ne voyais pas l’intérêt de visionner le film de Côté. « Carcasses » que ça s’intitule son petit bricolage audio-visuel. J’étais sûr que c’était un très mauvais film. Je pouvais écrire sans crainte de me tromper et de passer au batte en toute connaissance de cause. Mais comme je ramollis en vieillissant, je suis allé voir son film par souci d’honnêteté intellectuelle. Pour un critique, vous me direz que c’est la moindre des choses. Vous avez tort. Quand je faisais des films, je pouvais écrire à l’avance la critique d’un tel ou d’un autre tel.


Dans la salle, dimanche soir au Parallèle, il y avait une dizaine de cinéphiles à tête de cinéphilitiques en phase terminale. Deux égarés venus voir sans doute une vue de monstres cherchaient la machine à pop-corn. La vendeuse de billets faisait des bulles dans son bocal à poissons hi-tech. Et moi je me faisait chier comme un rat mort. J’aurais dû suivre ma première idée et rester chez nous à écouter le bowling à TQS ou les preachers sudistes ou Josélito Michaud à Radio-Cadenas. Comme disait Madame Leriche: « Si c’est ennuyant. » Je pensais voir un très mauvais film, or je me suis trompé royalement. « Carcasses » n’est pas du tout un mauvais film. En fait « Carcasses » c’est rien, absolument rien! Le vide absolu, le néant sans fond, le rien intégral. Mais comment faire une critique quand il n’y a rien?


Denis Côté a trouvé un décor formidable, une cour à scrap et il filme ce décor en long, en large et en travers. C’est tourné en plans fixes et c’est interminable. Des tas de tôle pourrie par en avant, par en arrière, en haut, en bas, sur le côté, partout tout le temps. Un décor et rien d’autre. Les personnages? Inexistants. Il y a bien un espèce de demeuré qui fait de la figuration dans le décor. Et ce demeuré, il travaille comme une bête d’une étoile à l’autre. Il empile des cochonneries en petit tas depuis 40 ans. Pittoresque et pitoyable. Et je ne méprise personne. Il y a aussi deux photographes assez insignifiantes, sans doute étudiantes à « Concordia University » qui paradent pour la galerie. C’est tout. J’oubliais, les quatre trisomiques qui débarquent dans le coin, comme des martiens en voyage de noces. Côté, en metteur en scène pogné dans le ciment, les place dans le cadre comme des objets inanimés. Interdiction de bouger. Interdiction d’ouvrir la bouche. D’ailleurs y a rien à dire. Des carcasses humaines perdues dans une forêt de carcasses. C’est ça le film, un mongol qui met en scène d’autres mongols. Vous pensez sans doute que j’exagère. Je n’exagère jamais.


Au journal Ici, Côté écrivait comme un pied. Il n’a pas changé. Aujourd’hui il tourne comme un pied. Comme deux pieds même. Deux pieds dans la même bottine. Un cinéaste a parfaitement le droit de tourner une succession de plans fixes, ce que réussissait à merveille Ozu dans le Japon des années cinquante. Mais tout le monde n’est pas Ozu. Et « Carcasses » n’est pas sans rappeler les diaporamas que les bons pères nous faisaient visionner au collège dans les années soixante. Côté se réclame du formalisme pour justifier son incompétence. C’est de bonne guerre. Tout se justifie. Même une suite de diapositives qui se mord la queue à l’infini. Des petits bizounages audio-visuels comme ça j’en ai vu des centaines dans les galeries d’art avant-gardissssses de Toronto, dans les années soixante-dix. Du filmage de nombril postmodernes, j’en ai vu des kilomètres et des kilomètres dans tous les musées « Canadians » d’Ottawa, de Moose Jaw ou de Medecine Hat. Ça m’endormait il y a quarante ans et ça m’endort plus que jamais.


Mais la critique « smatte » elle, elle aime ça. Ça l’émoustille. Elle se pâme. Elle se répand. Elle en mouille de plaisir. Ça l’excite. Pensez donc, le critique des cahiers de cinéma a beaucoup aimé. Un Français c’est pas rien. Un Parisien en plus. Ça doit être un film génial. Il y a là comme du terrorisme intellectuel qui fait qu’il faut aimer ce film absolument si on ne veut pas passer pour un crétin fini. Personne va voir les films de Côté et pourtant il est célèbre. Il fait le tour du monde, invité dans tous les festivals. Une espèce de mafia des zarts zartistiques qui règne en maître sur le cinéma d’auteur a décrété du haut de sa chaise que Denis Côté était un cinéaste incontournable. Le procédé est simple : on prend un navet qui parle de n’importe quoi , tourné par n’importe qui, n’importe comment et on lui accole l’étiquette de film d’auteur. À partir de là tout devient possible. Plus c’est platte, plus le cinéaste est un grand auteur. Plus on s’ennuie, plus l’auteur est un auteur de génie. Plus on s’endort plus l’auteur est un auteur sur qui il faut désormais compter. Moins y a de monde qui comprend plus le film est un chef-d’œuvre. Et tous ces gens là s’extasient dans les cocktails en tétant leurs crevettes congelées et leurs biscuits soda équitables en compagnie de leurs petits protégés. Et ce joyeux ramassis d’heureux élus s’entre-invitent de festival en festival. Voilà comment on impose une certaine vision de l’art.


Je ne comprends rien à la mode, ni à la branchitude, ni au post-modernisme, ni au modernisme tout seul , ni à la transculture, ni à tout ce qui est pédant, prétentieux et pincé. La bourgeoisie aime bien se donner de petits frissons avant-gardistes dans ses musées vides et ennuyants. Ça dérange rien. C’est parfaitement inoffensif.


En passant la compagnie de production de Denis Côté s’appelle quelque chose comme « Nihilist Productions ». De nihil en latin qui veut dire « rien ». Ya rien là en effet.



Pierre Falardeau


mardi, juin 09, 2009

Téléfilm: à défaut de bon goût, la prudence

Ou «Le président bafouille (air connu)»

Michel Roy, homme prudent.

Comme le souligne le Gournal ce matin, Téléfilm se retrouvait dans une drôle de position à Cannes en dépensant 500 000$ pour promouvoir les films canadiens... qu'elle n'avait pas supportés. La prudence? C'est par exemple Funkytown, un film scénarisé par Steve Gallucio (Mambo Italiano, ya right) et mettant en vedette Patrick Huard. L'action se déroule durant les années disco... 7.5 millions. Ben c'est ça le cinéma prudent.

Téléfilm Canada fait du charme

lundi, juin 08, 2009

Cannes anti-establishment



J'aime beaucoup la revue Positif et Michel Ciment. N'est-ce pas le rêve d'être toujours actif à 70 ans et d'écrire avec autant de clairvoyance?

En attendant le prochain numéro qui fera le tour des films du dernier festival de Cannes, Michel Ciment y va d'un éditorial (numéro 580) où il s’interroge «sur cette recherche frénétique du nouveau (qui n’est souvent pas si nouveau que cela) et de la marge qui caractérise notre époque». Éditorial d'autant plus pertinent pour nous, Québécois, qui avons eu droit à une couverture frénétique de la présence québécoise à la Quinzaine, le tout généreusement nappé de Dolan-mania (je dois l'expression à Denis Côté, voir vidéo ci-dessous).





ÉDITORIAL


De l’inconvénient d’être reconnu


Les premiers commentaires de la presse institutionnelle sur la compétition officielle du festival de Cannes n’ont pas manqué, plus encore qu’à l’ordinaire, de regretter la présence de noms connus au détriment des découvertes. « Pour la véritable avventura, il faudra donc se ruer sur la sélection bis » (Libération), « le club des abonnés du festival » (Le Monde), « la fulgurante impression de déjà vu que suscite la révélation de cette supposée dream team annuelle du cinéma d’auteur mondial […], la liste B fait plutôt davantage envie que la liste A » (Les Inrockuptibles). Cet éditorial étant rédigé avant même que ne commence la manifestation cannoise, il faudra, bien sûr, comme nous le faisons chaque année, juger dans notre prochain numéro de la pertinence de tel ou tel choix, après avoir vu les films. Mais on peut d’ores et déjà, sous bénéfice d’inventaire, s’interroger sur cette recherche frénétique du nouveau (qui n’est souvent pas si nouveau que cela) et de la marge qui caractérise notre époque.


Cette offensive anti-establishment, outre qu’elle tend à vouloir rehausser, comme par le passé, la Quinzaine des réalisateurs, spécule par ailleurs sur une majorité écrasante de films qui n’ont pas été vus. Est-il bien certain que substituer La Terre de la folie de Luc Moullet aux Herbes folles d’Alain Resnais (absent de Cannes depuis vingt-neuf ans), Ne change rien de Pedro Costa à Étreintes brisées de Pedro Almodóvar, Le Roi de l’évasion d’Alain Guiraudie à Vincere de Marco Bellocchio ou Here de Ho Tzu-Nyen à Bright Star de Jane Campion (de retour quinze ans après sa Palme d’or) donnerait à la compétition plus d’éclat ? Ne se rapprocherait-elle pas alors du festival de Locarno qu’Olivier Père (actuel délégué général de la Quinzaine des réalisateurs) s’apprête à diriger l’an prochain ? Quel paradoxe aussi que de féliciter ce dernier d’accueillir en ouverture de sa manifestation Tetro, le nouveau film de Francis Ford Coppola, un habitué s’il en est de la Croisette, à qui on a refusé l’accès à la compétition officielle, tout comme à Jim Jarmusch, Jacques Rivette et Bruno Dumont, autres noms familiers des annales cannoises ! Décisions courageuses, vu la célébrité des intéressés, même si elles devaient au final s’avérer non fondées.


Un sondage récent révélait que, pour la majorité des Français, l’égalité était plus importante que la liberté (le résultat eût été certainement inversé aux États-Unis). « Pourquoi pas nous ? » deviendrait un cri de ralliement auquel une certaine critique française ferait écho, pour rejeter toute idée de hiérarchie par un « Pourquoi pas lui ? ». Si tant de grands noms qui ont fait leurs preuves se retrouvent dans un festival majeur, c’est aussi parce qu’on attend avec impatience leur nouvelle production. Or le culte voué aux auteurs soi-disant maudits peut conduire à une injuste remise en cause des quelques rares artistes qui incarnent encore l’ambition dans le cinéma contemporain.


Un article récent de Jacques Mandelbaum dans Le Monde (15 avril 2009), journal de référence, sur la rétrospective consacrée à Luc Moullet par le Centre Pompidou, se présente ainsi comme un condensé du prêt-à-penser. Partant d’une amusante formule de Jean-Luc Godard (« Moullet, c’est Courteline revu et corrigé par Brecht »), l’auteur, qui ne saurait sans doute admettre que l’on soit reconnu très tôt si l’on est un véritable créateur, ajoute : « À ceci près que Courteline et Brecht ont quand même fini par se faire connaître d’un large public. » En vérité, ils ont été reconnus dès leurs débuts, Courteline comme un roi du Boulevard avec Le commissaire est bon enfant et Messieurs les Ronds-de-cuir, à la fin du XIXe siècle, et Brecht comme un des phares de la scène berlinoise dès l’âge de 23-24 ans, avec Tambours dans la nuit et Dans la jungle des villes, avant d’atteindre une gloire mondiale à 30 ans avec L’Opéra de quat’sous. « Ce n’est pas le cas de Luc Moullet, poursuit Mandelbaum, qui fait son cinéma depuis cinquante ans et dont rien n’indique qu’il aspire à adapter son esprit frondeur et son style décapant à la conquête de la notoriété. » Ainsi Moullet et Straub (version grave du précédent), avec le même public depuis des décennies, sont restés purs et durs, sans souci de la notoriété, à la différence de Courteline et de Brecht. De l’inconvénient d’être reconnu.

Michel Ciment



On tourne le dos au présent ou on regarde vers le passé?

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En supplément, on en apprend beaucoup sur Stanley Kubrick, Michel Ciment et Positif, en trois questions, sur Filmmaker.


POSITIF'S MICHEL CIMENT

By Jamie Stuart


In connection with the Film Society of Lincoln Center's new series "Mavericks and Outsiders: Positif Celebrates American Cinema," Jamie Stuart spoke recently with Positif's editor, the noted French film critic and author Michel Ciment.


FILMMAKER: I probably know you best from your Kubrick book. What was that like, having the ability to interview him over the years?


CIMENT: Well, it came very naturally. I don't know why. I think he had a piece of mine translated from 1968 - a long essay I did on the work of Kubrick. It was probably the first essay in France to try to show the strands of Kubrick's work and the connections between all the films. People were always skeptical about the unity of his work; he was changing all the time, his style and form and so on. I was on the list of people he would approve to do interviews with on A Clockwork Orange. He liked what I did. He liked the interview. He liked the conversation. He would call me regularly for information on various things he wanted to know: Distribution in France, exhibition, technical things, people who could help him and so on. And then, I met him regularly - I was not a friend of his, I don't think anybody was really friends with Kubrick - but he was not at all aloof, he was extremely charming. I found him one of the best people to interview, though of course it was a little intimidating because you'd have such a short time. But he was very professional. We'd talk quite a lot on the phone, that's true. And then, I wrote this book in 1980. My wife said Kubrick called, he'd got the book. He called me back at 9 in the evening and said, "I received your book. It is the most beautiful book I have seen on a film director. I would like to order 400 copies, if you could get me a price." There's not much else to say, except of my fascination with Kubrick's work. But it went on quite easily. I think he knew my book on Kazan; he was a great admirer of Kazan. I did a book with Joseph Losey; he knew Losey too, and Losey was a great fan of Kubrick. I think the fact that I was a professor -- I was teaching at the university -- I think he appreciated that. I think he was a little suspicious of the press in general. He'd had bad experiences: Interviews that had been published without his approval, or they'd say things that he didn't really say. So I think the fact that I was a scholar, for him, it made him more respectful.


FILMMAKER: What makes Positif different from other film magazines?


CIMENT: Well, I think, first of all, it's part of history now. It started in '52, like Cahiers du Cinéma, in '51 -- two magazines with more than half a century of life. I think it's also a magazine which has established a very strong relationship with directors, because I think they felt that we were not conditioned by ideology or by clannishness, and so on. It's a magazine that is fueled by a love of cinema. We are not poseurs trying to be Maoist or structuralist. We really react with a passion for film. After that, of course, we exercise our intellectual curiosities to analyze the films. But before that, our first reaction is not to wonder how we'll look if we like a certain film: Can we like American films while the Vietnam war is going on? Can we like this film which is telling a story when it is the end of the story in films? As Godard said, "We can't tell stories anymore." We have never been into this thing which makes magazines very popular among intellectual circles, because it's always flattering to say, I am intolerant, or, I believe in this. We have never been -- even if we are accused of eclecticism -- we don't care. What fuels us, again, is this love of cinema, curiosity, openness toward foreign cultures. The magazine was known in the '50s for looking for new directors from Czechoslovakia, Poland, and later, in Brazil. The next issue is about new Belgian cinema. It is open to new forms and styles, and at the same time to study the past -- to make connections between the past and present, commercial cinema and sometimes very peculiar types of cinema. As you can see in these selections ("Mavericks and Outsiders: Positif Celebrates American Cinema"), we have David Holzman's Diary. We're difficult to pigeonhole -- it's the freedom of the magazine that makes it difficult to pigeonhole. But I think on the whole, when you look back on 55 years of issues and articles, I think it has an image -- an image due to the fact that several generations of critics live together at Positif; we don't have one generation which kicks out the previous one. Young people come to Positif when they have read the magazine for 5 or 10 years, and they decide they want to write for this particular magazine because it has this kind of spirit, this kind of freedom. So, therefore, there is a sort of unity, due to...in spite of the 70 year-old critics and the 25 year-old critics -- they belong to the same culture, though they are different, of course. The young people have their own ideas, a new vision of things, as do the older ones. It creates a rather unique experience.


FILMMAKER: It's impartial.


CIMENT: I don't know. We are pretty partial. We are partial on our own criteria. We are partial to our own individualism. We are not partial because of the trends. It's true that we are, perhaps, unfair with some films while praising other films. But the case of Kubrick is a very interesting case. Truffaut was established immediately as a great director. But, I think he is not as great a director as Kubrick. However, Kubrick was despised and neglected by a lot of critics even in America -- remember Sarris and Pauline Kael, how they reacted to 2001. So Positif was always a fan of Kubrick, as soon as Paths of Glory -- which was dismissed by Godard. So Kubrick or John Boorman -- I also wrote a book on Boorman -- they are very much what we try to be as critics: They have not decided to be this type of filmmaker, a filmmaker with a signature that you can immediately recognize. It was much more difficult for Kubrick to be accepted as an artist than for Truffaut or Jacques Demy. Everybody loved Demy immediately -- The Umbrellas of Cherbourg was immediately hailed. But The Shining or Full Metal Jacket or even till the end of his life -- Eyes Wide Shut was dismissed. So that's what we liked. We liked the freedom that he had. We try to, in our modest way, to behave the same, as critics.






mardi, mai 26, 2009

Uigeadail, du loch à votre verre


Tout le monde le sait, le whisky est le nectar des dieux. On les remercie de nous en avoir laissé parmi les quelques moyens qui rendent la vie plus supportable.

(Chanson à écouter en lisant.)



Les meilleurs pour moi sont tous les whiskies écossais d’Islay : malt, fumée, tourbe, sel, médicament, réglisse, herbe fraîche coupée, cuir et même sherry ; tout est au rendez-vous pour les palais solidement constitués. En ordre d’appréciation : Lagavulin, Ardbeg, Laphroaig, Caol Ila et Bowmore.

Le Lagavulin 12 ans est exceptionnel, meilleur – et même plus cher – que le 16 ans. On comprend pourquoi le prix de la bouteille a augmenté pour dépasser les 100$ au cours des deux dernières années. Mais aujourd’hui, c’est le Ardbeg qui m’intéresse.

Probablement le plus fumé de tous les whiskies, le Ardbeg est légèrement moins complexe, moins équilibré et moins fruité que le Lagavulin, on se rend toutefois facilement compte que c’est de la même famille robuste.

Or j’ai remarqué il y a environ deux ans que les demi-dieux d’Islay avaient élaboré un nouvel élixir Ardbeg, le Uigeadail. Les critiques de mon site favori étaient unanimes et lui donnaient une meilleure cote encore que le Ardbeg. Évidemment, il ne se trouvait pas et ne se trouve toujours pas en SAQ. J’avais écrit à la SAQ pour m’en plaindre, car comme vous savez, dans notre société post-prohibition nord-américaine, impossible de simplement commander de l’alcool par la poste comme en Europe (et certains États américains). Il faut passer par La Société.

Dernièrement je lisais que Jim Murray l’avait sacré Meilleur Whisky du Monde dans sa Whisky Bible 2009. J’ai donc réécrit à la SAQ pour leur soumettre de nouveau la suggestion – et me plaindre de notre système restrictif conçu pour les riches. Après une première réponse décevante, voici ce que j’ai reçu et qui fera le bonheur de tous les amateurs québécois.

Pour faire suite à votre suggestion de produit, veuillez noter que nous avons communiqué avec le Service des achats de produits de spécialité pour leur faire mention du produit Ardbeg.

Notre acheteur nous a fait part des informations suivantes :

Ce produit est dans notre mire depuis quelques années déjà.

Il faut comprendre que nous devions attendre que la maison Ardbeg nous accorde une allocation pour le Québec.

Bonne nouvelle, c'est maintenant chose faite.

Le produit est présentement en processus de commande et son code sera le 11156318.

Son prix oscillera autour de 145,00$ et nous avons pu mettre la main sur une quantité de 100 caisses de 6 bouteilles.

Si tout va bien, le produit devrait être commercialisé en octobre ou
novembre prochain.



Quoi de mieux qu'une journée froide et pluvieuse d'automne pour se verser un verre au bord du feu. J'ai déjà hâte à l'hiver...



lundi, mai 25, 2009

dimanche, mai 24, 2009

Ubu Web Film



Ubu Web Film regroupe un certain nombre de courts, moyens et longs métrages à visionner en ligne ou a télécharger gratuitement (avi ou mp4), au choix. Beaucoup de noms me sont inconnus, mais j’y reconnais notamment Anton Corbijn, Jean Epstein, John Cage, Godard et Miéville, Agnès Varda, Chris Marker, Samuel Beckett, Orson Welles, Philippe Garrel et quelques autres. Si le cinéphile en vous aperçoit parmi cette liste une perle rare – film ou réalisateur - à découvrir, qu’il en fasse part dans les commentaires. Ne vous attendez pas à des grands classiques, il s’agit surtout de films plus marginaux.

Une petite sélection :

Les Hautes solitudes de Philippe Garrel, 1974, 80 min



Sonata for Hitler d'Aleksandr Sokurov, 1979-1989, 10 min



La glace à trois faces de Jean Epstein, 1927, 40 min 53



Film, réalisé par Alan Schneider et écrit par Samuel Beckett, 1965, 24 min



Pour ceux que ça intéresse, Film, réalisé par Alan Schneider et écrit par Samuel Beckett, faisait l’objet d’une assez longue analyse de Deleuze dans un de ses cours pour passer de l’image-mouvement à l’image-temps. Il reprenait le film comme exemple dans le livre Image-Mouvement, pages 97-100, mais en beaucoup plus succinct.


samedi, mai 23, 2009

Ciné-Guide perpétuel: la belle époque de la censure


Hier, je suis tombé sur un vieux livre en librairie, une source première assez fascinante selon moi, le «Ciné-Guide perpétuel : une compilation de plus de 10 000 films, par ordre alphabétique, avec indication de leur valeur morale», de l’Abbé Eustache Brault. Ce guide a été imprimé en 1942, en pleine guerre, et contient les appendices jusqu’en 1948. Imprimé aux éditions Fides sur la rue Saint-Denis, à Montréal, il est bel et bien québécois. S’en étonnera-t-on. Avec le recul, il est quand même incroyable de penser qu’une œuvre était souvent jugée d’abord et avant tout par sa cote morale.

Pour une petite mise en perspective de la censure au Québec, on en revient presque toujours à Yves Lever qui traite de ce sujet depuis belle lurette. (Tiré de http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Cinema_quebecois)

«En décembre 1912, il [le gouvernement] se donne un bureau de censure auquel tout film devra être soumis, à compter du 1er mai 1913, et qui a tout loisir d'interdire ou de «charcuter» toute pellicule jugée dangereuse.Malgré ce «règne des ciseaux», le cinéma n'en suscite pas moins une lutte virulente de la part de l'Église catholique du début du siècle jusqu'à la Seconde Guerre. Deux grands motifs commandent cette opposition: 1) le cinéma est «corrupteur» parce, «école du soir tenue par le diable», il pervertit la jeunesse en lui donnant des leçons d'immoralité et un «panthéon d'idoles frelatées», il lui enlève le goût de l'école, il lui fournit, avec l'obscurité des salles, bien des «occasions de péchés», etc. 2) comme les salles ne diffusent que du cinéma américain, il devient aussi «dénationalisateur» parce qu'avec lui «notre race» s'acculture aux modes de vie et de pensée d'outre-frontière. Officiellement, l'Eglise défend la foi et la langue, lesquelles sont à l'époque intimement liées, mais dans un second regard, il faut y voir surtout une opposition à un objet culturel puissant et largement diffusé, en train de menacer son autorité sur l'imaginaire collectif et sur les consciences.»

C’est donc dans ce contexte, et j’ajouterais même ce climat, qu’on publie le Ciné-guide. Le guide n’est qu’une longue liste de films agrémentée de quelques commentaires en anglais sur certains films vraiment inacceptables. C’est l’introduction qui nous en apprend le plus sur la censure, la voici en version intégrale.

INTRODUCTION AU CINÉ-GUIDE PERPÉTUEL


Ce catalogue est divisé en deux parties : une partie anglaise et une partie française.

La partie anglaise comprend TOUS les films qui ont été censurés par la Légion catholique de Décence de New-York depuis ses tout premiers débuts à Chicago en 1934 jusqu’aujourd’hui.

La partie française contient TOUS les films français de long métrage, américains et un certain nombre de productions étrangères qui ont été censurés par la Centrale catholique du film de Paris à partir de ses débuts en 1936 jusqu’à la chûte de la France, en juin 1940.

Nous donnons d’abord le titre du film. Si le même film a été annoncé sous différents titres, nous les donnons en les faisant précéder des deux lettres : cf. Ensuite, chaque fois que ce fut possible, nous avons ajouté le genre de film. Exemple : com. Pour comédie, dr. mus. pour drame musical, pol., pour policier ; avent. pour aventure, etc. Ch. indique la référence à Choisir, revue française et catholique de la radio et du Cinéma.

Ensuite vient le nom de la compagnie qui a produit le film, puis l’année où le film a été censuré, enfin le chiffre qui en indique la valeur morale : I, II, III, IV.

La cote I :
Veut dire un film qui, en général, peut être vu sans danger par tous. Cependant, la cote I ne veut pas dire que le film serait toujours convenable pour une salle paroissiale. En fait, bon nombre de I ne conviennent pas du tout pour nos salles paroissiales. Il faut y aller avec une extrême prudence, car la Légion de Décence a surtout donné les cotes en vue du Cinéma ouvert au grand public.

La cote II :
Veut dire un film qui ne convient qu’aux adultes sérieusement formés. Elle veut aussi dire que le film n’offre de l’intérêt que pour une personne adulte à cause de son caractère plus sérieux.

La cote III :
Veut dire un film condamné en partie. Même un adulte devrait l’éviter. Il n’est pas sans danger parce qu’il contient des épisodes ou une thèse générale que la saine morale ne peut accepter.

Exemple :
La justification du divorce ou de l’amour libre.
De longues scènes de débauche.
La justification du crime, on le laisse impuni.
Des dialogues et des scènes suggestives, des descriptions trop réalistes du vice ou du crime.

La cote IV :
Veut dire un film totalement condamné.
Parce qu’il contient un drame crapuleux et passionné ; ou bien une tentative pour justifier le suicide, le meurtre, le divorce ou le crime.
Ou encore :
Parce qu’il contient des situations scabreuses et immorales.
Parce qu’il cherche à ridiculiser la religion ou ses ministres.
Parce qu’il se passe dans une atmosphère de bassesse.
Parce qu’il approuve la liberté des mœurs.
Parce qu’il est malsain dans son ensemble ou dangereux à cause de la fausseté de sa thèse.
Parce qu’il est anti-religieux ou parce qu’il enseigne le vice.

QU’EST-CE QUE LA LÉGION DE DÉCENCE DE NEW-YORK ?

C’est une organisation fondée en avril 1934 par l’Épiscopat des Etats-Unis. Elle a été mise sur pied à la suggestion de Délégué apostolique des Etats-Unis, Mgr Am. G. Cicognani.

Elle est placée sous la surveillance immédiate de Son Excellence l’Archevêque de New-York. Le secrétaire général de la Légion est un prêtre uniquement nommé pour cela. Le bureau de censure est composé d’une centaine de censeurs laïques, tant à Hollywood qu’à New-York.

Que est son but ? D’abord influencer les Compagnies productrices afin qu’elles prennent conscience de leurs responsabilités, puis classifier les films selon leur valeur morale ; grouper toutes les personnes de bonne volonté, catholiques, protestants et autres qui, se rendant compte de la redoutable puissance du film pour le bien comme pour le mal, veulent collaborer à son épuration.

Enfin, guider les cinéphiles dans le choix des films.


Si John Ford s’en sort haut la main, il n’en est pas de même de Jean Renoir et même de Hitchcock qui semble abonné à la cote II.

Human beast (La bête humaine, Renoir) – Paris Film – Hakim – Juno Film – 1939 – IV.
Morbid and base theme of determinism; plot contains as elements – murders, sadism seduction, suicide solution, immoral relationships.

Underground (Les bas-fonds, Renoir, 1936) – Warner – III.
Tendency to present the suicide as justifiable; excessive brutality and gruesomeness.

Grande illusion – II – CH. 20-6-37

Règle du jeu. – N.E.F. – III- Ch. 23-7-39

Hitchcock:

The Man Who Knew Too Much III,

Sabotage I,

Young and Innocent II,

Lady Vanishes II,

Rebecca II,

Notorious II,

Spellbound – Selznick International – United Artists – II – 11-45.
Observation. –The story accepts a Freudian theory of psychoanalysis which is utilized as an important element in plot development and treatment.

Une évidence: The Outlaw de Howard Hughes, IV, Objection: The film presents glorification of crime and immoral action. The film throughout very considerable portion of its length is indecent in costuming.

Moins connu: Thunder Rock de Roy Boulting – Charter Film Product. – English Films – III – 10-44.
Obj. – The sympathetic delineation of one of the characters and her identification as an apostle of social progress lend authority and acceptability to her indictment of a large family.
Observation.- A minister of religion is depicted as opposed to scientific progress. In the film’s presentation of its message of courage and optimism there are traces of deism and naturalism whereby the impressions are gathered that God is a being far from this struggling world and that man by himself can make the better world of the future.

Une découverte? Un film canadien d’un réalisateur qui a travaillé sur le fameux film Un homme et son péché (1949) de Paul Gury. Sins of the Fathers de Richard J. Jarvis est complètement condamné par la Légion.
Obj. – This film deals with a subject most objectionable for presentation in entertainment motion picture theaters. Moreover, the treatment of the subject as presented in the film is most objectionable for entertainment motion picture audiences. It ignores essential and supernatural values associated with problems of this nature. Suggestive scenes and dialogue.

Et puis Bergman commençait à peine comme scénariste mais il avait déjà l’Église à dos avec Torment (distribué 4 ans plus tard en 1948)
IV. Obj. – This film treats a subject unfit for general entertainment motion picture audiences. Moreover, it contains suggestive sequences, condones and justifies immoral actions.