mardi, juillet 31, 2012

Sublime misanthropie

Parce que je suis toujours obsédé à savoir ce qu'est un «bon» critique, j'en suis à lire Critique de la faculté de juger de Kant. Je ne sais pas quand je vais en sortir, parce que j'y campe et que j'y suis bien. En attendant de sortir de mon Kantping (elle est très mauvaise mais inspirée et sincère), voici ce qu'il dit de la misanthropie, c'est très très merveilleux comme vous pouvez le constater:

Il faut encore remarquer que, bien que la satisfaction procurée par le beau, comme celle procurée par le sublime, soient nettement différenciées des autres jugements esthétiques non seulement par leur caractère d’universelle communicabilité, mais aussi parce que cette qualité leur attribue un intérêt qui les met en rapport avec la société (où elles peuvent être communiquées), néanmoins le fait de se couper de toute société sera également considéré comme sublime si cette attitude repose sur des idées qui visent au-delà de tout intérêt sensible.


Se suffire à soi-même, donc ne pas avoir besoin d’une société sans pourtant être insociable, c’est-à-dire sans fuir la société, voilà une attitude proche du sublime comme toute attitude qui sait s’élever au-dessus des besoins. En revanche, il est en partie haïssable et en partie méprisable de fuir les hommes par misanthropie parce qu’on leur est hostile, ou par anthropophobie (peur des hommes), parce qu’on les craint en les considérant comme des ennemis. Cependant, il existe une misanthropie (qu’on nomme ainsi très improprement) à laquelle l’âge habituellement conduit l’esprit de beaucoup d’hommes bien-pensants : elle est suffisamment philanthropique pour ce qui touche à la bonne volonté, mais, pour ce qui est de la satisfaction éprouvée au contact des hommes, une longue et triste expérience l’en a largement détournée; ce dont témoignent le penchant pour la retraite, le souhait chimérique de pouvoir passer sa vie dans une maison de campagne retirée, ou bien même (chez les personnes jeunes) le rêve de bonheur que serait de vivre avec une famille restreinte sur une île inconnue du reste du monde – rêve que les romanciers et les écrivains fauteurs de robinsonades savent si bien exploiter.

La fausseté, l’ingratitude, l’injustice, la puérilité des buts que nous considérons, nous, comme importants et de grande portée, et dans la poursuite desquels les hommes s’infligent mutuellement tous les maux imaginables, sont tellement contradictoires avec l’idée de ce que les hommes pourraient être s’ils le voulaient et sont à ce point contraires au vif souhait de les voir sous un meilleur jour que, pour ne point les haïr puisqu’on ne peut les aimer, renoncer à toutes les joies de la société paraît n’être qu’un mince sacrifice. Cette tristesse, non pas celle que chagrinent les maux dont le destin frappe d’autres hommes (tristesse dont la sympathie est la cause), mais celle qui s’afflige des maux que les hommes s’infligent eux-mêmes (elle repose alors sur l’antipathie dans les principes), est sublime parce qu’elle se fonde sur des idées, tandis que la première peut tout au plus passer pour belle.

Saussure, aussi spirituel que profond, écrit, en rapportant son voyage dans les Alpes, à propos du Bonhomme, l’un des massifs de la Savoie, qu’«il y règne une certaine tristesse insipide». Il connaissait donc aussi une tristesse intéressante, celle qu’inspire la vision d’une région désertique où certains aimeraient se retirer afin de ne plus rien savoir du monde ni en avoir d’écho, mais qui ne serait pourtant pas si totalement inhospitalière qu’elle ne pût leur offrir qu’un séjour extrêmement pénible.

En faisant cette remarque, j’ai pour seule intention de rappeler que même l’affliction (et non pas la tristesse abattue) peut être comptée parmi les affects stimulants, si elle est fondée sur des idées morales; mais si elle repose sur la sympathie, et bien qu’ainsi elle soit aimable, elle fait seulement partie des affects du genre languissant – j’ai donc eu l’intention de souligner que l’état d’âme n’est sublime que dans le premier cas.

p. 221-223, Éditions Gallimard, folio essais, 1985