samedi, mai 23, 2009

Ciné-Guide perpétuel: la belle époque de la censure


Hier, je suis tombé sur un vieux livre en librairie, une source première assez fascinante selon moi, le «Ciné-Guide perpétuel : une compilation de plus de 10 000 films, par ordre alphabétique, avec indication de leur valeur morale», de l’Abbé Eustache Brault. Ce guide a été imprimé en 1942, en pleine guerre, et contient les appendices jusqu’en 1948. Imprimé aux éditions Fides sur la rue Saint-Denis, à Montréal, il est bel et bien québécois. S’en étonnera-t-on. Avec le recul, il est quand même incroyable de penser qu’une œuvre était souvent jugée d’abord et avant tout par sa cote morale.

Pour une petite mise en perspective de la censure au Québec, on en revient presque toujours à Yves Lever qui traite de ce sujet depuis belle lurette. (Tiré de http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Cinema_quebecois)

«En décembre 1912, il [le gouvernement] se donne un bureau de censure auquel tout film devra être soumis, à compter du 1er mai 1913, et qui a tout loisir d'interdire ou de «charcuter» toute pellicule jugée dangereuse.Malgré ce «règne des ciseaux», le cinéma n'en suscite pas moins une lutte virulente de la part de l'Église catholique du début du siècle jusqu'à la Seconde Guerre. Deux grands motifs commandent cette opposition: 1) le cinéma est «corrupteur» parce, «école du soir tenue par le diable», il pervertit la jeunesse en lui donnant des leçons d'immoralité et un «panthéon d'idoles frelatées», il lui enlève le goût de l'école, il lui fournit, avec l'obscurité des salles, bien des «occasions de péchés», etc. 2) comme les salles ne diffusent que du cinéma américain, il devient aussi «dénationalisateur» parce qu'avec lui «notre race» s'acculture aux modes de vie et de pensée d'outre-frontière. Officiellement, l'Eglise défend la foi et la langue, lesquelles sont à l'époque intimement liées, mais dans un second regard, il faut y voir surtout une opposition à un objet culturel puissant et largement diffusé, en train de menacer son autorité sur l'imaginaire collectif et sur les consciences.»

C’est donc dans ce contexte, et j’ajouterais même ce climat, qu’on publie le Ciné-guide. Le guide n’est qu’une longue liste de films agrémentée de quelques commentaires en anglais sur certains films vraiment inacceptables. C’est l’introduction qui nous en apprend le plus sur la censure, la voici en version intégrale.

INTRODUCTION AU CINÉ-GUIDE PERPÉTUEL


Ce catalogue est divisé en deux parties : une partie anglaise et une partie française.

La partie anglaise comprend TOUS les films qui ont été censurés par la Légion catholique de Décence de New-York depuis ses tout premiers débuts à Chicago en 1934 jusqu’aujourd’hui.

La partie française contient TOUS les films français de long métrage, américains et un certain nombre de productions étrangères qui ont été censurés par la Centrale catholique du film de Paris à partir de ses débuts en 1936 jusqu’à la chûte de la France, en juin 1940.

Nous donnons d’abord le titre du film. Si le même film a été annoncé sous différents titres, nous les donnons en les faisant précéder des deux lettres : cf. Ensuite, chaque fois que ce fut possible, nous avons ajouté le genre de film. Exemple : com. Pour comédie, dr. mus. pour drame musical, pol., pour policier ; avent. pour aventure, etc. Ch. indique la référence à Choisir, revue française et catholique de la radio et du Cinéma.

Ensuite vient le nom de la compagnie qui a produit le film, puis l’année où le film a été censuré, enfin le chiffre qui en indique la valeur morale : I, II, III, IV.

La cote I :
Veut dire un film qui, en général, peut être vu sans danger par tous. Cependant, la cote I ne veut pas dire que le film serait toujours convenable pour une salle paroissiale. En fait, bon nombre de I ne conviennent pas du tout pour nos salles paroissiales. Il faut y aller avec une extrême prudence, car la Légion de Décence a surtout donné les cotes en vue du Cinéma ouvert au grand public.

La cote II :
Veut dire un film qui ne convient qu’aux adultes sérieusement formés. Elle veut aussi dire que le film n’offre de l’intérêt que pour une personne adulte à cause de son caractère plus sérieux.

La cote III :
Veut dire un film condamné en partie. Même un adulte devrait l’éviter. Il n’est pas sans danger parce qu’il contient des épisodes ou une thèse générale que la saine morale ne peut accepter.

Exemple :
La justification du divorce ou de l’amour libre.
De longues scènes de débauche.
La justification du crime, on le laisse impuni.
Des dialogues et des scènes suggestives, des descriptions trop réalistes du vice ou du crime.

La cote IV :
Veut dire un film totalement condamné.
Parce qu’il contient un drame crapuleux et passionné ; ou bien une tentative pour justifier le suicide, le meurtre, le divorce ou le crime.
Ou encore :
Parce qu’il contient des situations scabreuses et immorales.
Parce qu’il cherche à ridiculiser la religion ou ses ministres.
Parce qu’il se passe dans une atmosphère de bassesse.
Parce qu’il approuve la liberté des mœurs.
Parce qu’il est malsain dans son ensemble ou dangereux à cause de la fausseté de sa thèse.
Parce qu’il est anti-religieux ou parce qu’il enseigne le vice.

QU’EST-CE QUE LA LÉGION DE DÉCENCE DE NEW-YORK ?

C’est une organisation fondée en avril 1934 par l’Épiscopat des Etats-Unis. Elle a été mise sur pied à la suggestion de Délégué apostolique des Etats-Unis, Mgr Am. G. Cicognani.

Elle est placée sous la surveillance immédiate de Son Excellence l’Archevêque de New-York. Le secrétaire général de la Légion est un prêtre uniquement nommé pour cela. Le bureau de censure est composé d’une centaine de censeurs laïques, tant à Hollywood qu’à New-York.

Que est son but ? D’abord influencer les Compagnies productrices afin qu’elles prennent conscience de leurs responsabilités, puis classifier les films selon leur valeur morale ; grouper toutes les personnes de bonne volonté, catholiques, protestants et autres qui, se rendant compte de la redoutable puissance du film pour le bien comme pour le mal, veulent collaborer à son épuration.

Enfin, guider les cinéphiles dans le choix des films.


Si John Ford s’en sort haut la main, il n’en est pas de même de Jean Renoir et même de Hitchcock qui semble abonné à la cote II.

Human beast (La bête humaine, Renoir) – Paris Film – Hakim – Juno Film – 1939 – IV.
Morbid and base theme of determinism; plot contains as elements – murders, sadism seduction, suicide solution, immoral relationships.

Underground (Les bas-fonds, Renoir, 1936) – Warner – III.
Tendency to present the suicide as justifiable; excessive brutality and gruesomeness.

Grande illusion – II – CH. 20-6-37

Règle du jeu. – N.E.F. – III- Ch. 23-7-39

Hitchcock:

The Man Who Knew Too Much III,

Sabotage I,

Young and Innocent II,

Lady Vanishes II,

Rebecca II,

Notorious II,

Spellbound – Selznick International – United Artists – II – 11-45.
Observation. –The story accepts a Freudian theory of psychoanalysis which is utilized as an important element in plot development and treatment.

Une évidence: The Outlaw de Howard Hughes, IV, Objection: The film presents glorification of crime and immoral action. The film throughout very considerable portion of its length is indecent in costuming.

Moins connu: Thunder Rock de Roy Boulting – Charter Film Product. – English Films – III – 10-44.
Obj. – The sympathetic delineation of one of the characters and her identification as an apostle of social progress lend authority and acceptability to her indictment of a large family.
Observation.- A minister of religion is depicted as opposed to scientific progress. In the film’s presentation of its message of courage and optimism there are traces of deism and naturalism whereby the impressions are gathered that God is a being far from this struggling world and that man by himself can make the better world of the future.

Une découverte? Un film canadien d’un réalisateur qui a travaillé sur le fameux film Un homme et son péché (1949) de Paul Gury. Sins of the Fathers de Richard J. Jarvis est complètement condamné par la Légion.
Obj. – This film deals with a subject most objectionable for presentation in entertainment motion picture theaters. Moreover, the treatment of the subject as presented in the film is most objectionable for entertainment motion picture audiences. It ignores essential and supernatural values associated with problems of this nature. Suggestive scenes and dialogue.

Et puis Bergman commençait à peine comme scénariste mais il avait déjà l’Église à dos avec Torment (distribué 4 ans plus tard en 1948)
IV. Obj. – This film treats a subject unfit for general entertainment motion picture audiences. Moreover, it contains suggestive sequences, condones and justifies immoral actions.


2 commentaires:

Simon Dor a dit...

Très intéressant. Je trouve intéressant qu'on considère toujours que le film représente le monde dans son ensemble (ex: le criminel impuni pourrait être puni plus tard...).

Antoine a dit...

Oui finalement c'était un gros fourre-tout pour dire que tous les films étaient mauvais. Le défi s'était plutôt de trouver le film qui convenait au bon catholique. Je voudrais bien définir un film où règne «une atmosphère de bassesse» ou alors en trouver un qui donne une description juste assez irréaliste du vice pour que ce soit acceptable.