Pas pour rien que Bergson a remporté le Prix Nobel de la littérature en 1927.
Tiré de L'Évolution créatrice:
«Rien de semblable dans l'évolution de la vie. La disproportion y est frappante entre le travail et le résultat. De bas en haut du monde organisé c'est toujours un seul grand effort ; mais, le plus souvent, cet effort tourne court, tantôt paralysé par des forces contraires, tantôt distrait de ce qu'il doit faire par ce qu'il fait, absorbé par la forme qu'il est occupé à prendre, hypnotisé sur elle comme sur un miroir. Jusque dans ses œuvres les plus parfaites, alors qu'il paraît avoir triomphé des résistances extérieures et aussi de la sienne propre, il est à la merci de la matérialité qu'il a dû se donner. C'est ce que chacun de nous peut expérimenter en lui-même. Notre liberté, dans les mouvements mêmes par où elle s'affirme, crée les habitudes naissantes qui l'étoufferont si elle ne se renouvelle par un effort constant - l'automatisme la guette. La pensée la plus vivante se glacera dans la formule qui l'exprime. Le mot se retourne contre l'idée. La lettre tue l'esprit. Et notre plus ardent enthousiasme, quand il s'extériorise en action, se fige parfois si naturellement en froid calcul d'intérêt ou de vanité, l'un adopte si aisément la forme de l'autre, que nous pourrions les confondre ensemble, douter de notre propre sincérité, nier la bonté et l'amour, si nous ne savions que le mort garde encore quelque temps les traits du vivant.
La cause profonde de ces dissonances gît dans une irrémédiable différence de rythme. La vie en général est la mobilité même ; les manifestations particulières de la vie n'acceptent cette mobilité qu'à regret et retardent constamment sur elle. Celle-là toujours va de l'avant ; celles-ci voudraient piétiner sur place. L'évolution en général se ferait, autant que possible, en ligne droite; chaque évolution spéciale est un processus circulaire. Comme des tourbillons de poussière soulevés par le vent qui passe, les vivants tournent sur eux-mêmes, suspendus au grand souffle de la vie. Ils sont donc relativement stables, et contrefont même si bien l'immobilité que nous les traitons comme des choses plutôt que comme des progrès, oubliant que la permanence même de leur forme n'est que le dessin d'un mouvement.»
D'ici 2011, PUF aura publié une nouvelle édition critique complète des ouvrages de Bergson. C'est pas donné mais très riche d'information complémentaire.
3 commentaires:
Brave homme que tu es, Stalker!
J'ai lu Bergson il y a longtemps déjà. C'était aussi L'évolution créatrice. Quel esprit fin et raffiné, non?
Je l'ai dans ma bibliothèque dans l'édition Quadrige.
Ils sont rares ceux qui se penchent encore sur les écrits de Bergson.
Oui, tout un philosophe et un écrivain. C'est pour moi une grande découverte. C'est Bazin qui a piqué ma curiosité le premier à ce sujet en parlant de «temps bergsonien». Ensuite j'ai découvert Deleuze, mais qui dit Deleuze dit Bergson (au moins pour Image-mouvement et Image-Temps). Alors je m'enfonce comme ça avec un plaisir renouvelé envers la philosophie, ce que je n'avais pas vécu depuis le Bac. Le grand choc pour moi a été Matière et mémoire, l'Évolution créatrice est en continuité. J'ai beaucoup d'affinités avec la philosophie de Bergson alors je ne sais pas quand j'aurai le sentiment d'en avoir fait le tour. Un beau périple, une belle rencontre.
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