Attention ! L'ingestion de l'entretien qui suit peut provoquer des lésions mentales irréversibles. Annie Lebrun, écrivain et philosophe, auteur de plusieurs essais remarquables et de pamphlets sur l'embrigadement féministe, a répondu à nos questions. Sa conception intransigeante de la liberté et le sens de la révolte qui l'anime en font l'un des rares esprits qui oxygènent une époque asphyxiante. Discussion avec une insoumise qui trempe sa plume dans une encre noire comme un ciel d'orage.
mardi, mai 14, 2013
Critique, dissidence, désertion
Attention ! L'ingestion de l'entretien qui suit peut provoquer des lésions mentales irréversibles. Annie Lebrun, écrivain et philosophe, auteur de plusieurs essais remarquables et de pamphlets sur l'embrigadement féministe, a répondu à nos questions. Sa conception intransigeante de la liberté et le sens de la révolte qui l'anime en font l'un des rares esprits qui oxygènent une époque asphyxiante. Discussion avec une insoumise qui trempe sa plume dans une encre noire comme un ciel d'orage.
lundi, avril 29, 2013
Top 10 des cinéastes
Je suis tombé sur ces Top 10 de films préférés de cinéastes en cherchant complètement autre chose sur Internet. Je suis un peu quoique agréablement surpris de voir à quel point, de Denys Arcand à Tarkovski en passant par Roger Corman et Tim Robbins, les références aux mêmes grands cinéastes sont très nombreuses. Comme quoi une culture commune forte et signifiante a quelque chose à voir avec le talent et la capacité de créer soi-même quelque chose de qualité. On n'y échappe pas.
Top 10 Films, as picked by filmmakers
jeudi, avril 18, 2013
La neutralité n'existe pas
Dans un article publié dans Hors Champ, j'écrivais : "Un exemple de système clos et biaisé consiste à jouer le jeu de ne pas imposer de valeurs. Comme tel cinéaste qui ne veut pas imposer d’émotion et tel commentateur d’applaudir « parce que l’auteur n’impose pas de valeurs ou de point de vue ». Le spectateur devrait-il être content de tant de respect mutuel ? D’une part c’est faux, toute œuvre et toute critique est orientée et porteuse de valeurs (au moins esthétiques, par des choix ou des non-choix), d’autre part quel idéal y a-t-il à ne rien recevoir, à rester confortable dans ses positions, à « voir le réel » sans recul, sans intervention ? Ne venons-nous pas d’anéantir l’art et la critique dans leur fonction ?"
Du peu que je lis de nos commentateurs prolifiques, je constate qu'ils s'extasient invariablement devant des "propositions" poétiques de films IKEA (je reprends l'expression de Simon) parce qu'ils peuvent y accoler leurs propres émotions et leur propre vécu nombriliste. Ils ont l'impression jouissive qu'on ne leur impose rien. C'est toujours la même rengaine quoi.
Pour faire changement de ce babillage toujours gazouillé sur le même air, et en attendant de me décider à faire des choses plus utiles et plus saines comme d'habiter dans le Grand Nord pour pêcher la truite arctique le reste de ma vie, je lis Temps et récit de Paul Ricoeur pour m'oxygéner l'esprit et me changer les idées. Or je tombe sur ce passage fort intéressant qui rejoint les préoccupations formulées dans l'extrait précédent.
"La Poétique ne suppose pas seulement des "agissants", mais des caractères dotés de qualités éthiques qui les font nobles ou vils. Si la tragédie peut les représenter "meilleurs" et la comédie "pires" que les hommes actuels, c'est que la compréhension pratique que les auteurs partagent avec leur auditoire comporte nécessairement une évaluation des caractères et de leur action en termes de bien et de mal. Il n'est pas d'action qui ne suscite, si peu que ce soit, approbation ou réprobation, en fonction d'une hiérarchie de valeurs dont la bonté et la méchanceté sont les pôles. Nous discuterons, le moment venu, la question de savoir si une modalité de lecture est possible qui suspende entièrement toute évaluation de caractère éthique. Que resterait-il en particulier de la pitié qu'Aristote nous a enseigné à relier au malheur immérité, si le plaisir esthétique venait à se dissocier de toute sympathie et de toute antipathie pour la qualité éthique des caractères? Il faut savoir en tout cas que cette éventuelle neutralité éthique serait à conquérir de haute lutte à l'encontre d'un trait originairement inhérent à l'action: à savoir précisément de ne pouvoir jamais être éthiquement neutre. Une raison de penser que cette neutralité n'est ni possible ni souhaitable est que l'ordre effectif de l'action n'offre pas seulement à l'artiste des conventions et des convictions à dissoudre, mais des ambiguïtés, des perplexités à résoudre sur le mode hypothétique. Maints critiques contemporains, réfléchissant sur le rapport entre l'art et la culture, ont souligné le caractère conflictuel des normes que la culture offre à l'activité mimétique des poètes. Ils ont été précédés sur ce point par Hegel dans sa fameuse méditation sur l'Antigone de Sophocle. Du même coup, la neutralité éthique de l'artiste ne supprimerait-elle pas une des fonctions les plus anciennes de l'art, celle de constituer un laboratoire où l'artiste poursuit sur le mode de la fiction une expérimentation avec les valeurs? Quoi qu'il en soit de la réponse à ces questions, la poétique ne cesse d'emprunter à l'éthique, lors même qu'elle prône la suspension de tout jugement moral ou son inversion ironique. Le projet même de neutralité présuppose la qualité originairement éthique de l'action à l'amont de la fiction. Cette qualité éthique n'est elle-même qu'un corollaire du caractère majeur de l'action, d'être dès toujours symboliquement médiatisée."
Temps et récit 1. L'intrigue et le récit historique, Éditions du Seuil, p. 116-117
jeudi, avril 11, 2013
Claude Jutra sur la naissance du cinéma et À tout prendre
En 1963, un peu avant l'annonce de la création du FCC, les cinéastes venaient de se regrouper en fondant l'Association professionnelle des cinéastes dont le premier président n'était nul autre que Claude Jutra. Il le sera jusqu'au 24 mars 1964, date à laquelle le secrétaire Guy L. Coté en devient le président. En 1964, l'association était très active et elle avait envoyé plusieurs mémoires au gouvernement. Par exemple en début d'année, en 1964, les cinéastes avaient envoyé au Secrétaire d'État du Canada le mémoire "Vingt-deux raisons pour lesquelles le gouvernement du Canada doit favoriser la création d'une industrie de cinéma de long métrage au Canada et s'inquiéter des conséquences économiques et culturelles de l'état actuel de la distribution et de l'exploitation des films". Ce mémoire fut répercuté par la presse qui le désignait bientôt comme « les 22 raisons des 104 ».
Le premier long métrage de Jutra était donc passé au FIFM en 1963 et il était à l'affiche en mai 1964. Jutra avait aussi eu le temps d'être président de l'APC et de participer de près aux réflexions sur l'état du cinéma. Probablement suite à sa rencontre avec les cinéastes tchèques lors du FIFM de 1963, il se retrouve en juillet 64 au festival de Karlovy Vary (Lindsay Anderson s'y retrouve aussi). C'est à Karlovy Vary que Claude Jutra va sentir le besoin de mettre sur papier certaines idées dans le but d'en faire un manifeste qui n'a probablement jamais été publié par la suite. Je suis tombé par hasard sur une partie de cette documentation dans un dossier déposé à la Médiathèque. Je découvre toutefois sur le site de Nouvelles vues un texte qui me semble la suite logique du document que j'ai découvert, mais qui doit se trouver dans une autre chemise. Comme le texte n'est pas daté, on doit déduire sa datation à partir des éléments internes. Pour ma part cela est relativement facile. Claude Jutra affirme dans le texte qu'il se trouve à Karlovy Vary. À cette époque, dans l'empire socialiste, le festival doit alterner entre Karlovy Vary et Moscou. Le texte est donc produit très précisément entre le 4 et le 19 juillet 1964. Cette année-là, Le Journal d'une femme de chambre de Luis Bunuel remporte un prix, Le Silence de Bergman et America, America de Kazan sont présentés hors compétition, mais ce ne sont pas ces films qui attirent l'attention de Jutra.
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Dans un premier temps, Claude Jutra parle de l'urgence "d'arracher notre cinéma au néant" puis il raconte l'enthousiasme que lui suscitent les films tchèques.
Dans un deuxième temps, Jutra défend son film À tout prendre. Cette partie pourrait bien être un brouillon ou alors l'introduction au texte qu'on trouve sur Nouvelles vues.
« Ces mémoires, abondamment documentés, démontrent que l’exploitation cinématographique au Canada est dominée par les grandes firmes américaines qui maintiennent un véritable état du monopole, drainant vers l’étranger toutes les contributions de notre public. Pis encore, ce monopole ne tient aucun compte de nos exigences culturelles et considère tout bonnement le Canada comme une extension du marché américain. Les mémoires de l’APC signalent que de toute évidence, nous sommes encore en pleine préhistoire. Cependant l’heure est à l’optimisme. Nous espérons pouvoir bientôt arracher notre cinéma au néant. Tout est possible puisqu’on part, pour ainsi dire, à zéro. Mais nous voulons démarrer sec. Il faut d’emblée s’engager dans la bonne direction. Le moment est crucial. Les canadiens français semblent vouloir ouvrir la voie. Ils ont beau jeu. Ce langage et cette culture qui les distinguent des autres nord-américains furent longtemps un facteur d’aliénation. Aujourd’hui, c’est un atout extraordinaire dont il faudra jouer. Les échanges et les rapprochements avec des pays qui ont les mêmes affinités seront d’une importance capitale. Or, ce n’est pas par hasard que je publie cet article dans une revue tchèque. Mon séjour ici, à l’occasion du festival de Karlovy-Vary, m’a permis de faire la sidérante découverte du nouveau cinéma tchèque. Quelque chose d’autre, Le Premier cri, Diamants dans la nuit et Joseph Killian, ces quatre films très divers, très personnels, qui ne se ressemblent que par leur extraordinaire qualité, tous produits par le même pays dans le cours d’une seule année, marquent à mes yeux un renouvellement spectaculaire pas seulement du cinéma tchèque, mais du cinéma. C’est pour nous un exemple à ne pas perdre des yeux, d’autant plus que ces films dénotent de la part de leurs auteurs plusieurs préoccupations commune aux nôtres, tant sur le fond que sur la forme. C’est pourquoi il importe que les échanges amorcés entre Prague et Montréal se transforment sur le champ en bonnes habitudes.
Claude Jutra
Lorsqu’au printemps de 1961 Michel Brault, Claude Fournier et moi-même nous réunissions pour entreprendre ensemble un long métrage, le vertige du « cinéma-vérité » était à son comble. Nous étions tous trois fort affectés puisque Fournier avait travaillé avec Leacock tandis que Brault et moi avions travaillé avec Rouch. Après de longues discussions à la recherche d’un sujet, Claude Fournier proposa d’organiser une rencontre entre moi-même et Johanne, que j’avais quittée quelques années auparavant. Ce serait peut-être dans le genre « Chronique d’un été ». Du coup, j’abdiquais toute responsabilité d’auteur et je devenais une victime volontaire et passive de ce supplice à la mode. Mais, sitôt le film entrepris, mes deux compères s’excusent et partent travailler à l’étranger. Pas de chance!
En étais-je sûr? Je n’allais pas laisser aller un long métrage pour une fois que j’en tenais un. C’est ainsi que par la force des choses je suis devenu l’auteur d’un film auto-portrait. Pourquoi pas? D’abord, je n’avais aucune modestie à sacrifier… On tenta de me dissuader. On m’indiquait le piège. Je ne craignais rien. Je m’installai dans ce piège et m’y trouvai très bien. J’y transportai mon ménage, mes phrases, mes gags, ma maviola et j’y vécus trois ans. Johanne était avec moi. C’était parfait. Je me serais senti encore mieux [début de phrase barré avec des xxx donc lecture incertaine], sans doute, si j’avais eu à l’époque ce certificat de garantie signé François Truffaut.
Maintenant que le film est fait, mes amis ont oublié l’histoire du piège. Ils acceptent le film. Ils applaudissent même. Mais de nouveau ils me mettent en garde : « Il faudra t’en sortir. Fais autre chose! Raconte une histoire! Regarde ailleurs! Invente! » Le film-piège est devenu un film-mur érigé autour de moi pour m’y enfermer. »
Tiré du dossier 2005.0055.38.AR à la Médiathèque Guy L. Coté
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Voici la partie que Nouvelles vues a publiée et qui commence étrangement avec la fin de la partie précédente
MANIFESTE [sur À tout prendre, inédit]
« Mais il faudra t’en sortir. Que ce film ne soit pas une impasse! Qu’il ne t’emprisonne pas! Fais autre chose! Raconte une histoire! Regarde ailleurs! Invente! »
Ainsi me parlent mes amis, qui, tout en aimant mon film, le dessinent comme une cloison autour de moi. Comment ne pas voir, pourtant, que cette entreprise en était une de libération? J’organisais un spectacle, et ils croyaient m’épier. En me voyant devant mon miroir, ils ont cru surprendre Narcisse en proie à la passion. Ils me privaient du droit au jeu, ils m’imposaient cette morale primaire qui condamne tout libertin à la vérole, et désigne toute femme désirable comme un squelette en puissance.
Mon miroir sert de cadre aux déguisements nombreux que j’aime revêtir. Au cours d’une métamorphose, je brise le miroir avec une arme d’assassin. Il se reconstitue aussitôt, mais à l’instant précis où je le quitte, où je lui dérobe mon image véritable pour m’acheminer vers mon destin, c’est-à-dire la fête où je rencontrai Johanne, où je succomberai à l’amour.
Le miroir-mur je l’ai percé pour en faire une porte, faute de le rendre aussi fluide que celui où plonge le poète, dans les films de Cocteau. J’ai franchi la porte. Je l’oublie. Je lui tourne le dos.
Ce film n’est pas un testament, c’est un concours d’entrée, un rite de passage, une initiation. Une cérémonie sur la place pour conjurer mes démons personnels. Cela se doit d’être public comme une coulpe, comme un sacrifice mystique, comme une prise de possession, où le rythme et la danse permettent la transe.
C’est aussi une histoire d’amour (prière de ne pas l’oublier). Dans ce contexte autobiographique, il m’était difficile d’impliquer contre leur gré, ou hors de leur contrôle, des personnes concernées, trop facilement reconnaissables. La confidence, presque toujours, implique un tiers absent et l’accable. C’est normal puisque la confidence s’accomplit en lieu clos. Mais un film est une fête foraine, où ne doivent prendre place parmi les horreurs et bizarreries qu’on y exhibe ni la délation, ni la mise en accusation. Même à l’égard des personnages qui se prêtent au jeu.
Puisque l’histoire de mon idylle avec Johanne était abortive, puisque le film « finissait mal » (comme on disait jadis à propos des films français) il fallait bien, dramatiquement parlant, que la responsabilité incombât à l’un des personnages. Le public exige que le « bon » soit en blanc et le « méchant » en noir pour être immédiatement reconnaissables. Blanc de peau mais noir de cœur j’ai chargé sur mes épaules tout l’odieux des amours malheureuses. Plusieurs n’ont rien demandé de mieux que d’y croire. Le chœur des haros s’est élevé, magnifiquement orchestré. J’anticipais ce beau tintamarre.
Comment pourtant, a-t-on pu se laisser prendre à de pareilles clowneries? N’a-t-on pas vu que dans ce faux procès je me distribuais plusieurs rôles, courant de la sellette, à la tribune du juge puis au parquet; imitant l’indignation de l’avocat de la poursuite, le larmoiement contrôlé de l’avocat de la défense, les faux-fuyants des témoins, l’humiliation de l’accusé. J’ai voulu que ce procès soit comme tous les procès, ponctué de coups de théâtre, et de développements inattendus; qu’il soit grave parfois, souvent grotesque; qu’il fasse rire, d’un rire joyeux ou bien d’un rire nerveux, comme aux funérailles ou aux cérémonies solennelles. Je ne veux rien prouver. Je veux seulement attendrir, étonner, provoquer, sans que jamais le rire ne soit absent. Car le rire justifie tout. C’est une raison de vivre. L’important, dans la vie, c’est de rigoler. Le reste, c’est de la blague.
Dossier de presse d'À tout prendre, Cinémathèque québécoise. Ce manifeste, qui ne fut jamais publié à notre connaissance, doit dater de 1963 ou 1964. Il s'agit probablement d'un texte écrit après la première au Festival international du film de Montréal en 1963 (au volet Festival des films canadiens) pour accompagner la sortie publique en mai 1964. Nous avons corrigé quelques coquilles. [commentaire de Nouvelles vues]
mardi, juillet 31, 2012
Sublime misanthropie
Il faut encore remarquer que, bien que la satisfaction procurée par le beau, comme celle procurée par le sublime, soient nettement différenciées des autres jugements esthétiques non seulement par leur caractère d’universelle communicabilité, mais aussi parce que cette qualité leur attribue un intérêt qui les met en rapport avec la société (où elles peuvent être communiquées), néanmoins le fait de se couper de toute société sera également considéré comme sublime si cette attitude repose sur des idées qui visent au-delà de tout intérêt sensible.
Se suffire à soi-même, donc ne pas avoir besoin d’une société sans pourtant être insociable, c’est-à-dire sans fuir la société, voilà une attitude proche du sublime comme toute attitude qui sait s’élever au-dessus des besoins. En revanche, il est en partie haïssable et en partie méprisable de fuir les hommes par misanthropie parce qu’on leur est hostile, ou par anthropophobie (peur des hommes), parce qu’on les craint en les considérant comme des ennemis. Cependant, il existe une misanthropie (qu’on nomme ainsi très improprement) à laquelle l’âge habituellement conduit l’esprit de beaucoup d’hommes bien-pensants : elle est suffisamment philanthropique pour ce qui touche à la bonne volonté, mais, pour ce qui est de la satisfaction éprouvée au contact des hommes, une longue et triste expérience l’en a largement détournée; ce dont témoignent le penchant pour la retraite, le souhait chimérique de pouvoir passer sa vie dans une maison de campagne retirée, ou bien même (chez les personnes jeunes) le rêve de bonheur que serait de vivre avec une famille restreinte sur une île inconnue du reste du monde – rêve que les romanciers et les écrivains fauteurs de robinsonades savent si bien exploiter.
La fausseté, l’ingratitude, l’injustice, la puérilité des buts que nous considérons, nous, comme importants et de grande portée, et dans la poursuite desquels les hommes s’infligent mutuellement tous les maux imaginables, sont tellement contradictoires avec l’idée de ce que les hommes pourraient être s’ils le voulaient et sont à ce point contraires au vif souhait de les voir sous un meilleur jour que, pour ne point les haïr puisqu’on ne peut les aimer, renoncer à toutes les joies de la société paraît n’être qu’un mince sacrifice. Cette tristesse, non pas celle que chagrinent les maux dont le destin frappe d’autres hommes (tristesse dont la sympathie est la cause), mais celle qui s’afflige des maux que les hommes s’infligent eux-mêmes (elle repose alors sur l’antipathie dans les principes), est sublime parce qu’elle se fonde sur des idées, tandis que la première peut tout au plus passer pour belle.
Saussure, aussi spirituel que profond, écrit, en rapportant son voyage dans les Alpes, à propos du Bonhomme, l’un des massifs de la Savoie, qu’«il y règne une certaine tristesse insipide». Il connaissait donc aussi une tristesse intéressante, celle qu’inspire la vision d’une région désertique où certains aimeraient se retirer afin de ne plus rien savoir du monde ni en avoir d’écho, mais qui ne serait pourtant pas si totalement inhospitalière qu’elle ne pût leur offrir qu’un séjour extrêmement pénible.
En faisant cette remarque, j’ai pour seule intention de rappeler que même l’affliction (et non pas la tristesse abattue) peut être comptée parmi les affects stimulants, si elle est fondée sur des idées morales; mais si elle repose sur la sympathie, et bien qu’ainsi elle soit aimable, elle fait seulement partie des affects du genre languissant – j’ai donc eu l’intention de souligner que l’état d’âme n’est sublime que dans le premier cas.
p. 221-223, Éditions Gallimard, folio essais, 1985
jeudi, mars 22, 2012
Restezchezvous.com

Depuis le déclin de la fréquentation des salles, des ciné-clubs et de la Cinémathèque, maintenant on ne se rend même plus au coin de chez soi avant de s’enfermer dans son salon. Bon d’accord, il y a eu toutes sortes de ruptures bien plus importantes dans l’histoire et on s’en porte très bien. Tout de même cette perte d’accès à un objet concret et ce renforcement de l’isolement et de la vie virtuelle m’attristent.
Est-ce que les Netflix et les Illico de ce monde réussiront à nous offrir autant sinon plus de choix que la Boite Noire et les autres? Le potentiel est là, mais se trouvera-t-il une ou des entreprises assez puissantes, organisées et surtout intéressées par autre chose que l’offre et la demande afin de nous donner accès à l’histoire du cinéma ? Entre les disques à 60$, les torrents et les sites spécialisés à droite et à gauche sur lesquels on peut bien perdre notre temps à chercher un film précis dans leurs maigres catalogues, j’ai de sérieux doutes. Et même si un site super-puissant nous propose un jour tous les films jamais produits, nous ne retrouverons jamais cette exposition à un cinéma hétéroclite qui favorise les découvertes surprises. Vous remarquerez que la tendance est à la spécialisation et au ciblage sur Internet comme à la télévision. Se « promener » sur un site virtuel qui vous fait des suggestions selon votre profil et vos cookies ne sera jamais comme se promener physiquement parmi des présentoirs.
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LE DEVOIR
Cinéma - La Boîte noire Laurier ferme ses rabats
Dès le 2 avril, une vente de fermeture se mettra en branle afin d'écouler l'inventaire du magasin de la rue Laurier. Tant les films du rayon de la vente que ceux de la location seront alors liquidés. En guise de consolation temporaire, sans doute les cinéphiles voudront-ils en profiter pour faire le plein d'oeuvres cinématographiques souvent rares, mais aussi populaires, à prix réduit.
Rappelons que la Boîte noire est un fleuron québécois en matière de cinéma de qualité. Combien de cinéphiles, en effet, purent nourrir et faire croître leur passion pour le septième art grâce à l'inventaire toujours grandissant du commerce spécialisé dans ce que l'on appellera tour à tour le film de répertoire, d'auteur, ou étranger? Disposés en rangs serrés, des longs métrages issus des cinématographies québécoise, espagnole, italienne, allemande, suédoise, japonaise... Une section consacrée au cinéma gai, aux réalisateurs cultes, à la famille... Un classement par pays, par auteur, par genre...
Par voie de communiqué, le président et fondateur de la Boîte noire, François Poitras, évoque des causes multiples à cette décision. «La baisse de l'achalandage ces dernières années est une de ces raisons, mais surtout la levée de nombreux obstacles au commerce sur rue à Montréal rendent l'opération de notre boutique périlleuse: hausses de taxes faramineuses, travaux de voirie majeurs sans compensation et politiques locales néfastes à l'activité commerciale.» On se souviendra qu'en 2009, la Boîte noire McGill, dans le Vieux-Montréal, n'avait pas renouvelé son bail à l'issue d'une expérience de six ans.
Les cinéphiles pourront encore compter sur le club vidéo du Plateau-Mont-Royal.
mardi, septembre 27, 2011
Stalker selon Serge Daney
Ne jamais oublier que dans « métaphysique », même en russe, il y a « physique ».
Stalker est un film soviétique (c’est même le sixième de Tarkovski et, à mon sens, son meilleur) mais « to stalk » est un verbe en anglais (c’est même un verbe régulier). To stalk, c’est, très précisément, « chasser à l’approche », une façon de s’approcher en marchant, une démarche, presque une danse. Dans le « stalk », la partie du corps qui a peur reste en arrière et celle qui n’a pas peur veut aller de l’avant. Avec ses pauses et ses frayeurs, le stalk est la démarche de ceux qui s’avancent en terrain inconnu. Dans Stalker, le danger est partout mais il n’a pas de visage. Le paysage non plus n’a ni limites, ni horizon, ni Nord. Il s’y rencontre bien des tanks, des usines, des canalisations géantes, une voie ferrée, un cadavre, un chien, un téléphone qui marche toujours, mais la végétation est en train de recouvrir tout cela. Ce paysage industriel fossile, ce bout de vingtième siècle devenu une couche géologique (Tarkovski a été géologue en Sibérie de 1954 à 1956, il lui en reste quelques chose), c’est la Zone. On ne va pas dans la zone, on s’y glisse en fraude (elle est gardée par des soldats). On n’y marche pas, on y « stalke ».
On a vu, au cinéma, des déambulations urbaines, des cow-boys qui avancent coquettement à petits pas pour se tirer dessus, des piétinements de foules, des couples qui dansent : on n’a jamais vu le stalk. Le film de Tarkovski est avant tout un documentaire sur une certaine façon de marcher qui n’est peut-être pas la meilleure (surtout en URSS) mais qui est tout ce qui reste quand tous les points de repère ont disparu et que plus rien n’est sûr. C’est donc une grande première : une caméra suit trois hommes qui viennent de pénétrer dans la Zone. Où ont-ils appris cette démarche tordue? D’où viennent-ils? Et d’où leur vient cette familiarité avec ce no man’s land? La fausse familiarité du touriste qui ne sait où aller, que regarder, quoi craindre? L’un est venu sans rien, avec une bouteille de vodka dans un sac en plastique : il sort d’une beuverie mondaine. L’autre, au contraire, tient quelque chose de secret dans un petit sac de voyage. Le troisième, celui qui n’a rien que ses regards furtifs et ses élans vite retombés, c’est lui, le Stalker. Il faudrait qu’avant de se ruer sur les innombrables interprétations que ce film-auberge espagnole appelle, le spectateur regarde attentivement trois acteurs russes (excellent : Alexandre Kaidanovski, Anatoli Solonitsine et Nikolai Grinko) « stalker » dans la Zone.
Le film ne commence pas d’une façon aussi abrupte. Il est un peu plus explicatif (pas beaucoup). Tarkovski, adaptant librement un roman SF des frères Strougaltski, imagine qu’à la suite d’un accident mystérieux, une partie de la planète est devenue différente, dangereuse, et qu’on l’a interdite d’accès. La Zone est cette «part maudite», retournée à l’état sauvage, réserve de fantasmes, territoire d’une lugubre beauté. Des marginaux, pour un peu d’argent, la font «visiter». Ces passeurs qui vivent misérablement entre deux mondes, ce sont les stalkers. Celui du film, un peu guide touristique, un peu illuminé, très clochardisé, a pris cette fois avec lui un Ecrivain et un Professeur. L’Ecrivain (l’homme au sac en plastique) doute de tout et surtout de lui-même. Le Professeur (l’homme au sac de voyage) ne parle pas beaucoup mais il a une idée derrière la tête. Car il y a quand même un but à ce trip à trois : au centre de la Zone se trouve une «chambre» qui, à ce qu’on dit, exauce les vœux de celui qui y pénètre. A ce qu’on dit.
Arrivés devant la chambre, le stalker et ses deux clients flanchent : personne n’en franchira le seuil. Par peur d’abord. Par sagesse ensuite. Par peur : si la chambre est un canular, il est humiliant d’avoir eu l’air d’y croire, si elle exauce réellement tous les vœux, il ne restera plus rien à espérer, si elle réalise les désirs inconscients, on ne sait trop à quoi on s’expose. Par sagesse : il n’y a pas de vie vivable sans absolu, certes, mais l’absolu n’est pas un lieu, c’est un mouvement. Un mouvement qui fait dériver, qui déporte (dans tous les sens du terme), qui fait «stalker». Peu importe, à la limite, avec quels biscuits ou quels non-biscuits on embarque, peu importe que l’on croie, que l’on croie croire ou que l’on croie que d’autres croient. Ce qui compte, c’est de se mettre en mouvement.
Impossible de s’empêcher, en tant que spectateur, de «stalker» dans cette forêt de symboles qu’est le film. Le scénario de Tarkovski est une machine suffisamment infernale pour n’exclure a priori aucune interprétation. Dans une auberge espagnole, on peut «apporter son manger». La Zone, c’est peut-être la planète Terre, le continent soviétique, notre inconscient, le film lui-même. Le stalker peut très bien être un mutant, un dissident, un analyste sauvage, un prêtre à la recherche d’un culte, un spectateur. On peut «jouer aux symboles» avec le film mais c’est un jeu dont il ne faut pas abuser (pas plus pour Tarkovski que pour Fellini ou Bunuel, autres grands humoristes de l’interprétation). D’ailleurs, la nouveauté et la beauté de Stalker sont ailleurs.
Quand le film est fini, quand on s’est un peu lassé d’interpréter, quand on a mangé tout ce qu’on avait apporté, qu’est-ce qui reste? Le même film, exactement. Les mêmes images insistantes. La même Zone avec la présence de l’eau, son clapotis sinistre, les métaux rouillés, la végétation vorace, l’humidité. Comme tous les films qui déclenchent chez le spectateur une fureur interprétative, Stalker est un film qui frappe par la présence physique des éléments, leur existence têtue, leur façon d’être là. Même s’il n’y avait personne pour les voir, pour s’approcher d’elles ou pour les filmer. Cela ne date pas d’hier : déjà dans Andrei Roublev il y avait la boue, ce point zéro de la forme. Dans Stalker il y a une présence organique des éléments : l’eau la rosée, les flaques imbibent la terre et rongent les ruines.
Un film, on peut l’interpréter. Celui-ci s’y prête (même si au bout du compte il se dérobe). Mais on n’est pas obligé. Un film, on peut aussi le regarder. On peut y guetter l’apparition de choses qu’on n’avait encore jamais vues dans un film. Le spectateur-guetteur voit des choses que le spectateur-interprète ne sait plus voir. Le guetteur reste à la surface, parce qu’il ne croit pas au fond. Je me demandais au début de cet article où donc les personnages avaient appris le stalk; cette démarche tordue de ceux qui ont peur mais qui ont oublié de quoi. Et ces visages prématurément vieillis, ces mini-Zones où des rictus sont devenus des rides? Et la violence obséquieuse de celui qui s’attend à recevoir des coups (ou à en donner? Ça aussi il a oublié?). Et le faux calme du monomaniaque dangereux et les raisonnements à vide de celui qui est trop seul?
Cela ne vient pas seulement de l’imagination démiurgique de Tarkovski, cela ne s’invente pas, cela vient d’ailleurs. Mais d’où? Stalker est une fable métaphysique, un cours de morale, une leçon de foi, une réflexion sur les fins dernières, une quête, tout ce qu’on voudra. Stalker est aussi le film où, pour la première fois, on croise des corps et des visages qui viennent d’un lieu que l’on ne connaissait que par ouï-dire ou par ouï-lire. Un lieu dont on pensait que le cinéma soviétique n’avait gardé nulle trace. Ce lieu, c’est le Goulag. La Zone est aussi un archipel. Le film Stalker est aussi un film réaliste.
20 novembre 1981
mardi, septembre 06, 2011
Lecture et amitié selon Proust
Il y a de la camaraderie : qu’il y ait de l’amitié !
Ainsi parlait Zarathoustra.
Dans Pastiches et mélanges de Marcel Proust, on retrouve le très beau texte «Journées de lecture» où il est question du rapport entre le lecteur et l'auteur par l'intermédiaire du texte. J'ai eu envie de partager la vision de Proust sur l'amitié et la lecture par ce petit exercice d'édition où j'ai enlevé les multiples exemples et détours pour ne garder que ce qui rapporte directement au propos. Je ne saurais trop recommander la lecture de Pastiches et mélanges (pour ceux qui ne voudraient pas tout de suite lire ou relire À la recherche, on a là tout Proust en condensé, même une superbe phrase sur deux pages pour décrire sa chambre d'enfance).
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« On sait que les ‘Trésors des Rois’ est une conférence sur la lecture que Ruskin donna à l’hôtel de ville de Rusholme, près Manchester, le 6 décembre 1864, pour aider à la création d’une bibliothèque à l’institut de Rusholme.
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Pour nous, qui ne voulons ici que discuter en elle-même, et sans nous occuper de ses origines historiques, la thèse de Ruskin, nous pouvons la résumer assez exactement par ces mots de Descartes, que « la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs. »
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J’ai essayé de montrer dans les notes dont j’ai accompagné ce volume que la lecture ne saurait être ainsi assimilée à une conversation, fût-ce avec le plus sage des hommes; que ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n’est pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation, consistant pour chacun de nous à recevoir communication d’une autre pensée, mais tout en restant seul, c’est-à-dire en continuant à jouir de la puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude et que la conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être inspiré, à rester en plein travail fécond de l’esprit sur lui-même.
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Et c’est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l’auteur ils pourraient s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu’en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d’atteindre. Mais par une loi singulière et d’ailleurs providentielle de l’optique des esprits (loi qui signifie peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que nous devons la créer nous-même), ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que c’est au moment où ils nous ont dit tout ce qu’ils pouvaient nous dire qu’ils font naître en nous le sentiment qu’ils ne nous ont encore rien dit. D’ailleurs, si nous leur posons des questions auxquelles ils ne peuvent pas répondre, nous leur demandons aussi des réponses qui ne nous instruiraient pas. Car c’est en effet de l’amour que les poètes éveillent en nous de nous faire attacher une importance littérale à des choses qui ne sont pour eux que significatives d’émotions personnelles.
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Le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers.
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C’est donner un trop grand rôle à ce qui n’est qu’une initiation d’en faire une discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas.
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Tant que la lecture est pour nous l’initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit.
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Sans doute, l’amitié, l’amitié qui a égard aux individus, est une chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c’est une amitié sincère, et le fait qu’elle s’adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C’est de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des autres. Comme nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence, gratitude, dévouement et où nous mêlons tant de mensonges, sont stériles et fatigantes. De plus, - dès les premières relations de sympathie, d’admiration, de reconnaissance, - les premières paroles que nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent autour de nous les premiers fils d’une toile d’habitudes, d’une véritable manière d’être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser dans les amitiés suivantes; sans compter que pendant ce temps-là les paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres de change que nous devons payer, ou que nous paierons plus cher encore toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret. Et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié : Qu’ont-ils pensé de nous? – N’avons-nous pas manqué de tact? – Avons-nous plus? – et la peur d’être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu’est la lecture. Pas de déférence non plus; nous ne rions de ce que dit Molière que dans la mesure exacte où nous le trouvons drôle; quand il nous ennuie nous n’avons pas peur d’avoir l’air ennuyé, et quand nous avons décidément assez d’être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement que s’il n’avait ni génie ni célébrité. L’atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de l’auteur et la nôtre il n’interpose pas ces éléments irréductibles, réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent par la pensée de l’auteur qui en a retiré tout ce qui n’était pas elle-même jusqu’à le rendre son image fidèle; chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l’inflexion unique d’une personnalité; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu’ils mêlent à la pensée d’éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l’auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire tour à tour aux traits de chacun sans avoir besoin qu’ils soient admirables, car c’est un grand plaisir pour l’esprit de distinguer ces peintures profondes et d’aimer d’une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même.
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Si le goût des livres croît avec l’intelligence, ses dangers, nous l’avons vu, diminuent avec elle. Un esprit original sait subordonner la lecture à son activité personnelle. Elle n’est plus pour lui que la plus noble des distractions, la plus ennoblissante surtout, car, seuls, la lecture et le savoir donnent les « belles manières » de l’esprit. La puissance de notre sensibilité et de notre intelligence, nous ne pouvons la développer qu’en nous-mêmes, dans les profondeurs de notre vie spirituelle. Mais c’est dans ce contact avec les autres esprits qu’est la lecture, que se fait l’éducation des « façons » de l’esprit. Les lettrés restent, malgré tout, comme les gens de qualité de l’intelligence, et ignorer certain livre, certaine particularité de la science littéraire, restera toujours, même chez un homme de génie, une marque de roture intellectuelle. La distinction et la noblesse consistent dans l’ordre de la pensée aussi, dans une sorte de franc-maçonnerie d’usage, et dans un héritage de traditions.
mardi, août 16, 2011
Cinéma: asphyxie culturelle
Alors allons-y d'un billet on ne peut plus simple avec une citation pour donner un signe de vie sur le blogue en 2011. Je n'abandonne pas mon idée d'analyser les films Miroir et Stalker.
Dialogues sauvages
«S. DANEY: Je ne crois pas qu'on puisse longtemps écrire sur le cinéma en se nourrissant seulement du cinéma. Il y a quand même des dialogues sauvages qui se sont noués, y compris le dernier en date, le dialogue cinéma et politique, avec toutes les dures retombées que l'on sait mais qui a quand même fait bouger les gens. Toute la bagarre de Bazin, c'était par rapport au théâtre, et aux problèmes de l'adaptation littéraire. Aujourd'hui le fait que le cinéma ait consolidé ses frontières, cela crée une asphyxie culturelle parfois terrifiante, dont Wenders est peut-être l'exemple le plus brillant, mais en même temps le plus clôturé. Il y a quand même beaucoup de symptômes de ça. Untel prépare un festival de la bande-annonce, la pub, on ne parle plus que de ça. Les vidéo-clips, il y a déjà quinze festivals. Il y a une boulimie d'un monde d'images qui se dévore et qui se recrache lui-même qui fait qu'on est tous pris dans cette sorte de solipsisme stressé. On mélange plus de choses dans un ensemble qui est clôturé, alors qu'avant on mélangeait moins de choses à l'intérieur d'un ensemble qui était poreux. Et c'est cette porosité que les Cahiers à un moment ont bien saisi. À l'époque, le «bon cinéma» excluait la série B. Elle excluait les grands monstres, alors on a fait rentrer les grands monstres. Aujourd'hui il y a un tout qui bouffe tout et à l'extérieur plus personne ne s'aventure pour se poser même des questions naïves: est-ce que les films qu'on voit ressemblent à la vie quotidienne? Du coup les questions de Godard deviennent incompréhensibles. On le voyait bien quand il est passé à 7 sur 7, à la façon stupide et terrifiée dont les deux journalistes de télé le regardaient. Parce qu'il avait une manière à lui de pointer une question totalement archaïque, marxiste au sens littéral du terme: «est-ce qu'il y a une économie du besoin pour ce qui est de l'image?» Quand Godard parle du Mozambique en même temps que l'Amérique, il a une vision géographique des choses que plus personne n'a. Parce que nous sommes dans le recyclage culturel, chacun dans son créneau. Les gens qui voient dix films par an vont voir Les Compères, les gens qui voient trente films par an vont voir Zelig, les gens qui vont en voir cinquante vont voir le Brisseau. Voilà.»
Le point critique, Cahiers du cinéma no 356, mai 1984, dans Critique et Cinéphilie, VI. Petite anthologie des Cahiers du cinéma
samedi, octobre 02, 2010
Tarkovski - Finalement
Je suis hanté par le film Stalker depuis le jour où je l’ai vu il y a quelques années. Depuis ce temps, quand je vois un film, je me retrouve très souvent à penser « ce n’est pas aussi fort que Stalker ». Chose étrange, très impressionné par Andrei Rublov mais plutôt déçu de Solaris et The Sacrifice par rapport à Stalker, je m’étais arrêté là. Ce n'est que dernièrement que j’ai revu The Sacrifice pour ce qu’il est et que j’ai enfilé Nostalghia, L’enfance d’Ivan et finalement Le Miroir. Maintenant c’est pire qu’avant, plus rien au cinéma n’est à la hauteur de Stalker ET Le Miroir. Le moment est donc venu d’aller aux fonds des choses, de plonger pour découvrir et nommer ce qui est si bouleversant.
J’expliquerai plus en détail mon approche et ma méthode dans les billets à venir. Le blogue sera finalement digne de porter ce nom.
Voici une réflexion parmi tant d’autres du film Stalker, d’abord telle que tirée des Œuvres cinématographiques complètes II, puis du film par captures d’écran :
L’écrivain (Anatoli Solonitsyn) : Et puis comment pourrais-je savoir ou même nommer ce que je désire? Ou être bien certain de ne pas vouloir ce que je ne désire pas? Ce sont des trucs insaisissables, il suffit de leur donner un nom pour que leur sens s’estompe, s’évapore, se désagrège. Comme une méduse au soleil. (Silence.) Ma conscience voudrait voir le végétarisme triompher dans le monde entier, mais mon subconscient se languit d’un quartier de bonne viande. Mais qu’est-ce que je veux, moi? Moi?!



