mardi, mai 14, 2013

Critique, dissidence, désertion



Un des meilleurs entretiens qu'il m'ait été donné de lire dans les dernières années. Inclusion, servitude volontaire, intellectuel justificateur, rebelle de service, animateur culturel, plasticiens, gavage, désensibilisation, triomphe de l'insignifiance, inculture... Quand Annie Lebrun parle de la culture aujourd'hui, j'ai tellement de flashs de journalistes, d'animateurs, de fonctionnaires, de critiques, d'intellectuels, de films, de cinéastes et autres artistes du Québec. Je laisse le texte vous évoquer vos propres références.

Voici mes extraits préférés, j'ai mis le lien vers l'entretien complet au format pdf à la fin.


« En affirmant « Nous n'avons pas de talent », eux [les surréalistes] qui en avaient plus que quiconque, voulaient prendre la plus grande distance avec la non-pensée artistique qui avait servi à couvrir une société s'étant révélée indéfendable. Le problème est que ce genre de proposition est aujourd'hui retournée pour justifier l'inculture et l'incapacité de gens qui, sous prétexte de « créativité », ne cherchent qu'à occuper le terrain. Dans le même temps, cette exaltation de l'ignorance fait prospérer une nouvelle génération cynique de publicitaires ou de « plasticiens » qui ont bien compris quel parti ils peuvent en tirer pour vivre confortablement. Faute de créer quoi que ce soit, cette nomenklatura impose une expression essentiellement pléonastique. »

« Le spectacle de la folie nous serait exhibé, dissuadant de toute dissidence ?
-Oui et de façon très habile. On pourrait ici parler d'inclusion par exclusion. D'autant que les choses se compliquent quand on est vivant et qu'on ne veut pas devenir fou. Car si l'asile était la meilleure arme des régimes totalitaires après les camps, nos sociétés ont tôt fait de vous enfermer dans une sorte de paranoïa pour peu que vous les considériez d'un oeil critique. En ce sens, Benjamin Péret avait prévu le piège de cette nouvelle escroquerie au poète maudit en déclarant que c'est désormais au poète de maudire le monde. Position, on l'imagine, des plus difficiles à tenir dans des sociétés où la servitude volontaire est devenue la chose la mieux partagée du monde, incitant chacun à jouer son rôle, fût-ce celui du rebelle de service. »

« Car le fait est qu'on ne vous paye jamais pour être libre. Ainsi me parait-il difficile d'avoir un rapport critique à ce monde, tout en étant rétribué pour y exercer un certain pouvoir. C'est aujourd'hui malheureusement autant le cas des intellectuels majoritairement universitaires que celui des artistes cherchant de plus en plus à être subventionnés. Du coup, il ne faut pas s'étonner que les intellectuels, à quelques exceptions près, aient de moins en moins de scrupules à se faire les justificateurs de ce qui est, quand les artistes se laissent réduire au rôle d'animateurs culturels. Il n'y a pas d'un côté la vie et de l'autre la pensée ou l'art. Telle est pour moi l'inconséquence majeure à l'origine de l'actuel triomphe de l'insignifiance. D'autant que, même s'il est difficile d'échapper à l'actuel quadrillage du monde intellectuel et sensible, rien ne peut s'inventer dans les enclos du pouvoir. »

« Comme si, à un moment, le refus d'obligation d'être devait se transformer en une nouvelle identité qui devient une autre obligation d'être. Là est le danger de toute revendication identitaire toujours en proie d'être relayée par un désir d'insertion sinon de pouvoir. »

« Un des principes du monde qui nous est imposé est l'inclusion, ce qui n'existait pas auparavant. Cette nouvelle forme de servitude volontaire est ce que j'appelle la « différence intégrée ». Vous êtes différent, parfait. On vous reconnaît comme tel. Mais cette reconnaissance équivaut à la mise en place d'un cordon de sécurité, puisqu'elle suppose la suspension de toute critique. Sans doute, au cours du siècle passé, trop d'intellectuels en sont-ils venus à accepter l'idéologie qu'ils prétendaient combattre. Même si ce fut, trop souvent, pour des raisons peu reluisantes, fatigue, désir d'être reconnu, crainte d'une situation précaire - et dans bien des cas, cela reste une énigme -, les uns et les autres ont cédé à une société qui leur était hostile, alors que le propre de la nôtre est au contraire de faire l'économie de tout affrontement, instaurant une véritable banalisation de la servitude. »

« Quel rapport tissez-vous entre l'individu et le groupe ?
Cette question est certainement l'une des plus révolutionnaires aujourd'hui. C'est là que le nombre rattrape l'unique et fait un noeud encore plus difficile à dénouer depuis que la question de l'identité ne cesse d'altérer la relation à l'autre sur le modèle du même. »

« Oui, nous sommes face à une désensibilisation par gavage, avec l'anéantissement de tout esprit critique qui va de pair. Le voilà ce libertinage culturel qui est désormais l'apanage de l'esprit fort d'aujourd'hui, de l'homme connexionniste, dont la qualité essentielle est de pouvoir passer d'une chose à l'autre sans jamais s'investir véritablement. À cette mobilisation par désensibilisation systématique, ne serait-il pas temps d'opposer une désertion visant à re-passionner la vie ? »

Entretien avec Annie Lebrun
Attention ! L'ingestion de l'entretien qui suit peut provoquer des lésions mentales irréversibles. Annie Lebrun, écrivain et philosophe, auteur de plusieurs essais remarquables et de pamphlets sur l'embrigadement féministe, a répondu à nos questions. Sa conception intransigeante de la liberté et le sens de la révolte qui l'anime en font l'un des rares esprits qui oxygènent une époque asphyxiante. Discussion avec une insoumise qui trempe sa plume dans une encre noire comme un ciel d'orage.

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