mardi, août 16, 2011

Cinéma: asphyxie culturelle

Serge Daney met le doigt dessus... en 1983. Et depuis ça n'a fait que s'intensifier.

Alors allons-y d'un billet on ne peut plus simple avec une citation pour donner un signe de vie sur le blogue en 2011. Je n'abandonne pas mon idée d'analyser les films Miroir et Stalker.


Dialogues sauvages

«S. DANEY: Je ne crois pas qu'on puisse longtemps écrire sur le cinéma en se nourrissant seulement du cinéma. Il y a quand même des dialogues sauvages qui se sont noués, y compris le dernier en date, le dialogue cinéma et politique, avec toutes les dures retombées que l'on sait mais qui a quand même fait bouger les gens. Toute la bagarre de Bazin, c'était par rapport au théâtre, et aux problèmes de l'adaptation littéraire. Aujourd'hui le fait que le cinéma ait consolidé ses frontières, cela crée une asphyxie culturelle parfois terrifiante, dont Wenders est peut-être l'exemple le plus brillant, mais en même temps le plus clôturé. Il y a quand même beaucoup de symptômes de ça. Untel prépare un festival de la bande-annonce, la pub, on ne parle plus que de ça. Les vidéo-clips, il y a déjà quinze festivals. Il y a une boulimie d'un monde d'images qui se dévore et qui se recrache lui-même qui fait qu'on est tous pris dans cette sorte de solipsisme stressé. On mélange plus de choses dans un ensemble qui est clôturé, alors qu'avant on mélangeait moins de choses à l'intérieur d'un ensemble qui était poreux. Et c'est cette porosité que les Cahiers à un moment ont bien saisi. À l'époque, le «bon cinéma» excluait la série B. Elle excluait les grands monstres, alors on a fait rentrer les grands monstres. Aujourd'hui il y a un tout qui bouffe tout et à l'extérieur plus personne ne s'aventure pour se poser même des questions naïves: est-ce que les films qu'on voit ressemblent à la vie quotidienne? Du coup les questions de Godard deviennent incompréhensibles. On le voyait bien quand il est passé à 7 sur 7, à la façon stupide et terrifiée dont les deux journalistes de télé le regardaient. Parce qu'il avait une manière à lui de pointer une question totalement archaïque, marxiste au sens littéral du terme: «est-ce qu'il y a une économie du besoin pour ce qui est de l'image?» Quand Godard parle du Mozambique en même temps que l'Amérique, il a une vision géographique des choses que plus personne n'a. Parce que nous sommes dans le recyclage culturel, chacun dans son créneau. Les gens qui voient dix films par an vont voir Les Compères, les gens qui voient trente films par an vont voir Zelig, les gens qui vont en voir cinquante vont voir le Brisseau. Voilà.»

Le point critique, Cahiers du cinéma no 356, mai 1984, dans Critique et Cinéphilie, VI. Petite anthologie des Cahiers du cinéma