jeudi, avril 11, 2013

Claude Jutra sur la naissance du cinéma et À tout prendre

En 1963, le Festival international du film de Montréal (FIFM) créait le Festival du cinéma canadien (FCC), un événement compétitif. Lors de cette première édition, Claude Jutra présentait son premier long métrage, À tout prendre, le 10 août et il remportait le grand prix du jury. Le film avait cependant été présenté avec Pour la suite du monde en privé avant cette date. Dans une lettre de l'Association professionnelle des cinéastes (APC) datée du 27 janvier 1964, on peut lire "Deux films canadiens de long métrage – « Pour la Suite du Monde » et « A Tout Prendre » - furent projetés en avant-première pour les membres de l’association. De plus, les membres furent invités à rencontrer les cinéastes tchèques lors de leur passage à Montréal, ainsi que les cinéastes étrangers invités au Festival du film (J.L. Godard, Roman Polanski, Lindsay Anderson, Vittorio Baldi, André Martin, etc…)" À tout prendre était à l'affiche l'année suivante le 15 mai 1964.

En 1963, un peu avant l'annonce de la création du FCC, les cinéastes venaient de se regrouper en fondant l'Association professionnelle des cinéastes dont le premier président n'était nul autre que Claude Jutra. Il le sera jusqu'au 24 mars 1964, date à laquelle le secrétaire Guy L. Coté en devient le président. En 1964, l'association était très active et elle avait envoyé plusieurs mémoires au gouvernement. Par exemple en début d'année, en 1964, les cinéastes avaient envoyé au Secrétaire d'État du Canada le mémoire "Vingt-deux raisons pour lesquelles le gouvernement du Canada doit favoriser la création d'une industrie de cinéma de long métrage au Canada et s'inquiéter des conséquences économiques et culturelles de l'état actuel de la distribution et de l'exploitation des films". Ce mémoire fut répercuté par la presse qui le désignait bientôt comme « les 22 raisons des 104 ».

Le premier long métrage de Jutra était donc passé au FIFM en 1963 et il était à l'affiche en mai 1964. Jutra avait aussi eu le temps d'être président de l'APC et de participer de près aux réflexions sur l'état du cinéma. Probablement suite à sa rencontre avec les cinéastes tchèques lors du FIFM de 1963, il se retrouve en juillet 64 au festival de Karlovy Vary (Lindsay Anderson s'y retrouve aussi). C'est à Karlovy Vary que Claude Jutra va sentir le besoin de mettre sur papier certaines idées dans le but d'en faire un manifeste qui n'a probablement jamais été publié par la suite. Je suis tombé par hasard sur une partie de cette documentation dans un dossier déposé à la Médiathèque. Je découvre toutefois sur le site de Nouvelles vues un texte qui me semble la suite logique du document que j'ai découvert, mais qui doit se trouver dans une autre chemise. Comme le texte n'est pas daté, on doit déduire sa datation à partir des éléments internes. Pour ma part cela est relativement facile. Claude Jutra affirme dans le texte qu'il se trouve à Karlovy Vary. À cette époque, dans l'empire socialiste, le festival doit alterner entre Karlovy Vary et Moscou. Le texte est donc produit très précisément entre le 4 et le 19 juillet 1964. Cette année-là, Le Journal d'une femme de chambre de Luis Bunuel remporte un prix, Le Silence de Bergman et America, America de Kazan sont présentés hors compétition, mais ce ne sont pas ces films qui attirent l'attention de Jutra.



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Dans un premier temps, Claude Jutra parle de l'urgence "d'arracher notre cinéma au néant" puis il raconte l'enthousiasme que lui suscitent les films tchèques.

Dans un deuxième temps, Jutra défend son film À tout prendre. Cette partie pourrait bien être un brouillon ou alors l'introduction au texte qu'on trouve sur Nouvelles vues.



« Ces mémoires, abondamment documentés, démontrent que l’exploitation cinématographique au Canada est dominée par les grandes firmes américaines qui maintiennent un véritable état du monopole, drainant vers l’étranger toutes les contributions de notre public. Pis encore, ce monopole ne tient aucun compte de nos exigences culturelles et considère tout bonnement le Canada comme une extension du marché américain. Les mémoires de l’APC signalent que de toute évidence, nous sommes encore en pleine préhistoire. Cependant l’heure est à l’optimisme. Nous espérons pouvoir bientôt arracher notre cinéma au néant. Tout est possible puisqu’on part, pour ainsi dire, à zéro. Mais nous voulons démarrer sec. Il faut d’emblée s’engager dans la bonne direction. Le moment est crucial. Les canadiens français semblent vouloir ouvrir la voie. Ils ont beau jeu. Ce langage et cette culture qui les distinguent des autres nord-américains furent longtemps un facteur d’aliénation. Aujourd’hui, c’est un atout extraordinaire dont il faudra jouer. Les échanges et les rapprochements avec des pays qui ont les mêmes affinités seront d’une importance capitale. Or, ce n’est pas par hasard que je publie cet article dans une revue tchèque. Mon séjour ici, à l’occasion du festival de Karlovy-Vary, m’a permis de faire la sidérante découverte du nouveau cinéma tchèque. Quelque chose d’autre, Le Premier cri, Diamants dans la nuit et Joseph Killian, ces quatre films très divers, très personnels, qui ne se ressemblent que par leur extraordinaire qualité, tous produits par le même pays dans le cours d’une seule année, marquent à mes yeux un renouvellement spectaculaire pas seulement du cinéma tchèque, mais du cinéma. C’est pour nous un exemple à ne pas perdre des yeux, d’autant plus que ces films dénotent de la part de leurs auteurs plusieurs préoccupations commune aux nôtres, tant sur le fond que sur la forme. C’est pourquoi il importe que les échanges amorcés entre Prague et Montréal se transforment sur le champ en bonnes habitudes.
 

Claude Jutra

Lorsqu’au printemps de 1961 Michel Brault, Claude Fournier et moi-même nous réunissions pour entreprendre ensemble un long métrage, le vertige du « cinéma-vérité » était à son comble. Nous étions tous trois fort affectés puisque Fournier avait travaillé avec Leacock tandis que Brault et moi avions travaillé avec Rouch. Après de longues discussions à la recherche d’un sujet, Claude Fournier proposa d’organiser une rencontre entre moi-même et Johanne, que j’avais quittée quelques années auparavant. Ce serait peut-être dans le genre « Chronique d’un été ». Du coup, j’abdiquais toute responsabilité d’auteur et je devenais une victime volontaire et passive de ce supplice à la mode. Mais, sitôt le film entrepris, mes deux compères s’excusent  et partent travailler à l’étranger. Pas de chance!


En étais-je sûr? Je n’allais pas laisser aller un long métrage pour une fois que j’en tenais un. C’est ainsi que par la force des choses je suis devenu l’auteur d’un film auto-portrait. Pourquoi pas? D’abord, je n’avais aucune modestie à sacrifier… On tenta de me dissuader. On m’indiquait le piège. Je ne craignais rien. Je m’installai dans ce piège et m’y trouvai très bien. J’y transportai mon ménage, mes phrases, mes gags, ma maviola et j’y vécus trois ans. Johanne était avec moi. C’était parfait. Je me serais senti encore mieux [début de phrase barré avec des xxx donc lecture incertaine], sans doute, si j’avais eu à l’époque ce certificat de garantie signé François Truffaut.


Maintenant que le film est fait, mes amis ont oublié l’histoire du piège. Ils acceptent le film. Ils applaudissent même. Mais de nouveau ils me mettent en garde : « Il faudra t’en sortir. Fais autre chose! Raconte une histoire! Regarde ailleurs! Invente! » Le film-piège est devenu un film-mur érigé autour de moi pour m’y enfermer. »


Tiré du dossier 2005.0055.38.AR à la Médiathèque Guy L. Coté

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Voici la partie que Nouvelles vues a publiée et qui commence étrangement avec la fin de la partie précédente
 

MANIFESTE [sur À tout prendre, inédit]

« Mais il faudra t’en sortir. Que ce film ne soit pas une impasse! Qu’il ne t’emprisonne pas! Fais autre chose! Raconte une histoire! Regarde ailleurs! Invente! »

Ainsi me parlent mes amis, qui, tout en aimant mon film, le dessinent comme une cloison autour de moi. Comment ne pas voir, pourtant, que cette entreprise en était une de libération? J’organisais un spectacle, et ils croyaient m’épier. En me voyant devant mon miroir, ils ont cru surprendre Narcisse en proie à la passion. Ils me privaient du droit au jeu, ils m’imposaient cette morale primaire qui condamne tout libertin à la vérole, et désigne toute femme désirable comme un squelette en puissance.

Mon miroir sert de cadre aux déguisements nombreux que j’aime revêtir. Au cours d’une métamorphose, je brise le miroir avec une arme d’assassin. Il se reconstitue aussitôt, mais à l’instant précis où je le quitte, où je lui dérobe mon image véritable pour m’acheminer vers mon destin, c’est-à-dire la fête où je rencontrai Johanne, où je succomberai à l’amour.

Le miroir-mur je l’ai percé pour en faire une porte, faute de le rendre aussi fluide que celui où plonge le poète, dans les films de Cocteau. J’ai franchi la porte. Je l’oublie. Je lui tourne le dos.

Ce film n’est pas un testament, c’est un concours d’entrée, un rite de passage, une initiation. Une cérémonie sur la place pour conjurer mes démons personnels. Cela se doit d’être public comme une coulpe, comme un sacrifice mystique, comme une prise de possession, où le rythme et la danse permettent la transe.

C’est aussi une histoire d’amour (prière de ne pas l’oublier). Dans ce contexte autobiographique, il m’était difficile d’impliquer contre leur gré, ou hors de leur contrôle, des personnes concernées, trop facilement reconnaissables. La confidence, presque toujours, implique un tiers absent et l’accable. C’est normal puisque la confidence s’accomplit en lieu clos. Mais un film est une fête foraine, où ne doivent prendre place parmi les horreurs et bizarreries qu’on y exhibe ni la délation, ni la mise en accusation. Même à l’égard des personnages qui se prêtent au jeu.

Puisque l’histoire de mon idylle avec Johanne était abortive, puisque le film « finissait mal » (comme on disait jadis à propos des films français) il fallait bien, dramatiquement parlant, que la responsabilité incombât à l’un des personnages. Le public exige que le « bon » soit en blanc et le « méchant » en noir pour être immédiatement reconnaissables. Blanc de peau mais noir de cœur j’ai chargé sur mes épaules tout l’odieux des amours malheureuses. Plusieurs n’ont rien demandé de mieux que d’y croire. Le chœur des haros s’est élevé, magnifiquement orchestré. J’anticipais ce beau tintamarre.

Comment pourtant, a-t-on pu se laisser prendre à de pareilles clowneries? N’a-t-on pas vu que dans ce faux procès je me distribuais plusieurs rôles, courant de la sellette, à la tribune du juge puis au parquet; imitant l’indignation de l’avocat de la poursuite, le larmoiement contrôlé de l’avocat de la défense, les faux-fuyants des témoins, l’humiliation de l’accusé. J’ai voulu que ce procès soit comme tous les procès, ponctué de coups de théâtre, et de développements inattendus; qu’il soit grave parfois, souvent grotesque; qu’il fasse rire, d’un rire joyeux ou bien d’un rire nerveux, comme aux funérailles ou aux cérémonies solennelles. Je ne veux rien prouver. Je veux seulement attendrir, étonner, provoquer, sans que jamais le rire ne soit absent. Car le rire justifie tout. C’est une raison de vivre. L’important, dans la vie, c’est de rigoler. Le reste, c’est de la blague.


Dossier de presse d'À tout prendre, Cinémathèque québécoise. Ce manifeste, qui ne fut jamais publié à notre connaissance, doit dater de 1963 ou 1964. Il s'agit probablement d'un texte écrit après la première au Festival international du film de Montréal en 1963 (au volet Festival des films canadiens) pour accompagner la sortie publique en mai 1964. Nous avons corrigé quelques coquilles. [commentaire de Nouvelles vues]



6 commentaires:

Simon Dor a dit...

Comme ça, tout bonnement?

Bon retour! :)

Antoine Godin a dit...

Comme ça oui. Avec le temps on arrête de promettre et de s'excuser, on hiberne ou on écrit. :-)

Merci!

Simon Dor a dit...

J'aime ça. C'est pour ça qu'existent les lecteurs RSS. Je te lirai toujours avec plaisir quand tu écriras.

yanmaneee a dit...

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