jeudi, juillet 16, 2009

Critique: de l'intuition à l'intelligence


Dans un extrait que j’ai déjà cité, Gérard Grugeau affirmait au sujet de la critique (table ronde qui a fait l’objet d’un article, «Critique et cinéastes : responsabilité commune», 24 Images, 2000, no 101)



«J’ai l’impression que le cinéma et la critique ont toujours été intimement liés. André Bazin disait que faire de la critique, c’est prolonger le plus loin possible le choc de l’œuvre. Moi, je trouve beaucoup de plaisir à essayer de faire en sorte de trouver un style, des images qui peuvent traduire le film, qui sont dans son prolongement. Essayer, à travers l’écriture, de prolonger le choc esthétique que j’ai reçu, que le texte soit le reflet de l’émotion que j’ai ressentie à la vision du film.»


Sur ce prolongement du choc, cette «traduction» par le critique, un passage d’Évolution créatrice me semble éclairant. Entre l’instinct et l’intelligence, Bergson définit l’intuition comme foyer de la créativité : «Mais c'est à l'intérieur même de la vie que nous conduirait l'intuition, je veux dire l'instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l'élargir indéfiniment. […] C'est cette intention [de vie] que l'artiste vise à ressaisir en se replaçant à l'intérieur de l'objet par une espèce de sympathie, en abaissant, par un effort d'intuition, la barrière que l'espace interpose entre lui et le modèle.» (extrait complet à la fin du billet)

Le mouvement de vie que le cinéaste a cherché à saisir par l’intuition, c’est ce que le critique va vivre et ressentir en salle (en faisant lui-même appel à son intuition), ensuite commence un travail qui se situera au plan de l’intelligence. Il cherchera à mettre en mots l’expérience, à analyser, à saisir aussi les moments d’«entre» tels que ramenés à la surface par l’artiste.

On se rend compte à quel point cette distinction est vraie quand on lit des interviews de cinéastes. C’est par exemple ce que le journaliste Charles Thomas Samuels ne comprenait pas quand il torturait Michelangelo Antonioni pour essayer de lui faire admettre qu’il travaillait avec son intelligence (voir l’entrevue). Lars Von Trier confirme aussi ce fait dans une entrevue accordée au Guardian au sujet de son film Antichrist :


«"This does not feel good," he says. "There are some things it is not good to explain or analyse. And, also, my explanations are always banal and stupid." [...] "You're right to worry", he says, laughing, "but it is not good to worry about something you cannot do anything about. Truthfully, I can only say I was driven to make the film, that these images came to me and I did not question them. My only defence is: 'Forgive me, for I know not what I do.'" This precipitates a bout of giggling. "I am really the wrong person to ask what the film means or why it is as it is," he says finally, "It is a bit like asking the chicken about the chicken soup."»

Ce n’est pas de la mauvaise volonté ni de la fausse modestie, l’artiste suit les lignes de son intuition ; au critique de faire appel aux lumières de la connaissance.

Évolution créatrice, extrait du chapitre 2:

«L'instinct est sympathie. Si cette sympathie pouvait étendre son objet et aussi réfléchir sur elle-même, elle nous donnerait la clef des opérations vitales, - de même que l'intelligence, développée et redressée, nous introduit dans la matière. Car, nous ne saurions trop le répéter, l'intelligence et l'instinct sont tournés dans deux sens opposés, celle-là vers la matière inerte, celui-ci vers la vie. L'intelligence, par l'intermédiaire de la science qui est son oeuvre, nous livrera de plus en plus complètement le secret des opérations physiques ; de la vie elle ne nous apporte, et ne prétend d'ailleurs nous apporter, qu'une traduction en termes d'inertie. Elle tourne tout autour, prenant, du dehors, le plus grand nombre possible de vues sur cet objet qu'elle attire chez elle, au lieu d'entrer chez lui. Mais c'est à l'intérieur même de la vie que nous conduirait l'intuition, je veux dire l'instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l'élargir indéfiniment.

Qu'un effort de ce genre n'est pas impossible, c'est ce que démontre déjà l'existence, chez l'homme, d'une faculté esthétique à côté de la perception normale. Notre œil aperçoit les traits de l'être vivant, mais juxtaposés les uns aux autres et non pas organisés entre eux. L'intention de la vie, le mouvement simple qui court à travers les lignes, qui les lie les unes aux autres et leur donne une signification, lui échappe. C'est cette intention que l'artiste vise à ressaisir en se replaçant à l'intérieur de l'objet par une espèce de sympathie, en abaissant, par un effort d'intuition, la barrière que l'espace interpose entre lui et le modèle. Il est vrai que cette intuition esthétique, comme d'ailleurs la perception extérieure, n'atteint que l'individuel. Mais on peut concevoir une recherche orientée dans le même sens que l'art et qui prendrait pour objet la vie en général, de même que la science physique, en suivant jusqu'au bout la direction marquée par la perception extérieure, prolonge en lois générales les faits individuels. Sans doute, cette philosophie n'obtiendra jamais de son objet une connaissance comparable à celle que la science a du sien. L'intelligence reste le noyau lumineux autour duquel l'instinct, même élargi et épuré en intuition, ne forme qu'une nébulosité vague. Mais, à défaut de la connaissance proprement dite, réservée à la pure intelligence, l'intuition pourra nous faire saisir ce que les données de l'intelligence ont ici d'insuffisant et nous laisser entrevoir le moyen de les compléter. D'un côté, en effet, elle utilisera le mécanisme même de l'intelligence à montrer comment les cadres intellectuels ne trouvent plus ici leur exacte application, et, d'autre part, par son travail propre, elle nous suggérera tout au moins le sentiment vague de ce qu'il faut mettre à la place des cadres intellectuels. Ainsi, elle pourra amener l'intelligence à reconnaître que la vie n'entre tout à fait ni dans la catégorie du multiple ni dans celle de l'un, que ni la causalité mécanique ni la finalité ne donnent du processus vital une traduction suffisante. Puis, par la communication sympathique qu'elle établira entre nous et le reste des vivants, par la dilatation qu'elle obtiendra de notre conscience, elle nous introduira dans le domaine propre de la vie, qui est compénétration réciproque, création indéfiniment continuée. Mais si, par là, elle dépasse l'intelligence, c'est de l'intelligence que sera venue la secousse qui l'aura fait monter au point où elle est. Sans l'intelligence, elle serait restée, sous forme d'instinct, rivée à l'objet spécial qui l'intéresse pratiquement, et extériorisée par lui en mouvements de locomotion.»



1 commentaire:

Simon Dor a dit...

Je suis, intuitivement, plutôt d'accord avec le fait que la plupart des créateurs y vont par l'intuition. C'est pour moi l'une des raisons que je n'aime pas les "cultes" de cinéastes... les films sont intéressants, et leurs créateurs ont tout le mérite, c'est sûr, mais au-delà de ça, il faut aussi reconnaître le travail de ceux qui mettent en lumière des phénomènes créés intuitivement par ces créateurs.