mardi, décembre 05, 2006

Nostalgie et désirs

Je pensais dernièrement à quelques dessins que j'ai donnés et dont je ne me rappelais même plus l'existence. Il y a celui-ci que je ne donnerai jamais, je pense.

Ces temps-ci, j’aimerais pouvoir lire davantage, me remettre au dessin et à l’étude du mandarin, faire du montage vidéo, écouter plus attentivement Wagner, prendre un cours de cinéma, perfectionner mon écriture, appeler mes amis et ma famille… Or ces dernières semaines, rien de tout ça. Je n’ai fait que travailler et m’occuper de mon déménagement. Quoi de plus trivial. Je me lis et je m’ennuie.

Ce dessin représente pour moi un des chemins que je n’ai pas emprunté : celui de devenir artiste (ou architecte). Après ce dessin, j’ai compris que le réalisme était chose très facile pour moi et que je devais explorer d’autres avenues. Ce que je n’ai pas fait.

Pour apaiser mes pulsions créatrices, j’ai substitué la vidéo au dessin, mais sans jamais réussir à terminer mes quelques projets amorcés. Dès que j’aurai terminé le contrat pressant qui m’occupe en ce moment, je me promets de m’y remettre…

Note sur le dessin : on peut penser que ce dessin représente l’amour ou l’amitié –ce qui ne serait pas faux- mais il s’agit en réalité de deux mâles qui se regardent de très près dans les yeux avant de se charger. C’est un peu yin et yang comme représentation.

mercredi, novembre 29, 2006

Quelques images du dernier Zhang Yimou

Une nouvelle bande-annonce du film Curse of the Golden Flower de Zhang Yimou vient d'être mise en ligne. Homme d'affaires en même temps que cinéaste, il alterne habilement entre films intimistes et films grand public. Ainsi, après Riding Alone for Thousands of Miles, il enchaîne avec un film historique à grand déploiement et à l'esthétique léchée qui devrait plaire autant au grand public chinois qu'américain.

Chow Yun-Fat est aussi connu en Asie qu'en Amérique et Gong Li est un peu plus connu du grand public américain depuis qu'elle a tenu des rôles dans Memoirs of a Geisha et Miami Vice (Gong Li parlant français avec un petit accent hispanique... euh, enfin). Zhang Yimou semble vouloir ratisser le plus large public possible avec ce film.

Pour ceux qui suivent la carrière du réalisateur depuis longtemps, ce film a été l'occasion pour Gong Li et Zhang Yimou de se retrouver sur le même plateau, eux qui n'avaient pas travaillé ensemble depuis La Triade de Shanghai (1995).

J'ai bien hâte de voir ça, espérons que ce sera moins ennuyant que House of the Flying Daggers et plus profond et développé que Hero.

Critique aigre-dou... aigre

Je suis tombé par hasard sur cette courte critique que je n'aurais pas osé écrire de cette façon mais qui rejoint pas mal ce que je pense de Dans Les Villes de Catherine Martin. Dommage, c'est le genre de film contemplatif que j'aurais aimé aimer.

Dans Les Villes
Directed by Catherine Martin
CANADA/90 MINUTES/VISIONS
One can't help but wonder just who Dans Les Villes has been crafted to appeal to, as writer/director Catherine Martin has infused the movie with an unreasonably slow pace and an underlying sense of pointlessness. The story revolves around several thoroughly miserable characters as they attempt to get through their day-to-day lives. Martin kicks the proceedings off with an interminable sequence set inside a museum, and it's all downhill from there. The filmmaker seems to have a certain amount of disdain for her audience, as she's clearly not even remotely interested in offering up an entertaining or even interesting cinematic experience. As such, Dans Les Villes contains a surfeit of long, relentlessly tedious sequences that go absolutely nowhere - ie characters walk aimlessly, ride the subway, go shopping, etc - leaving the viewer with little to do other than daydream and count the reel changes. It's a shame, really, as the movie is actually fairly well made and nicely acted - though some of these characters are somewhat lacking in authenticity (the blind guy [Robert Lepage!!!] who takes pictures is a fairly good example of this). It's apparent right from the get-go that Martin is going for a Magnolia-esque portrait of loneliness, but since every one of these characters remains sketchily drawn (at best!), the film is distinctly lacking in the sort of emotional impact that Martin must have been striving for.

http://www.reelfilm.com/tiff0603.htm#dans

mardi, novembre 21, 2006

Tension entre l'intello et le populiste

Dernièrement j'ai écrit un billet (au titre un peu ampoulé, je l'admets) sur le blogue de Canoë au sujet de ma découverte tardive du film de Robin Aubert, Saints-Martyrs-des-Damnés. J'y nommais d'autres cinéastes comme Robert Morin, André Forcier, Éric Tessier et Alejandro Jodorowsky. Il n'y a eu qu'un commentaire de la part d'un internaute et ce fut:

«O...K...Voici un blogue qui ne s'adresse pas à moi. J'écoute beaucoup de film et je ne connait presque qu'aucune personne que tu nommes.Plus sobre et dépouillé que Jodorowsky!?! Come on...»

Lorsqu'on occupe un espace public, faut-il toujours aborder des polémiques ou parler des derniers blockbusters? Suivre la vague médiatique? Sans toujours vouloir surfer à côté de la vague, je parlais tout de même dans ce billet d'un film parrainé par Roger Frappier et Luc Vandal à grands coups de publicités. Le métro et les journaux étaient remplis d'affiches de Saints-Martyrs-des-Damnés avant son lancement en salles. Est-ce un film si obscur? Mais qui est notre internaute moyen?

Cela me faisait penser aux échanges que j’ai eu récemment avec quelques internautes sur le blogue de Helen, Arrête ton cinéma, au sujet de la critique et du public cible auquel s'adressent les critiques (entre autres choses). Certains des intervenants accusaient la critique actuelle d'être très relâchée, pauvre en arguments et en analyses, médiocre, voire nulle. Or, presque tout de suite après, je lis un commentaire d'internaute comme ça. Entre ces deux extrêmes, une partie de moi a envie de «tout sacrer là».


Mais il faut être plus dur que ça envers soi-même et se faire une carapace car il y aura toujours des gens pour dire qu'un journaliste est trop intello et trop obscur ou alors trop populiste et insignifiant. Alors à moi de faire l'introspection, de juger ce qui est important et d'aller de l'avant.

Ce commentaire précis m'a incité à écrire un long billet sur Jodorowsky en prenant pour prétexte son prochain film, King Shot, qui devrait mettre en vedette Marilyn Manson. Un nom qui attire l’attention…

(Dessin de Selçuk Demirel, dont j'admire l'univers)

Altman nous a quitté

C'est rare que je réagis à chaud comme ça, mais voilà, ça me touche beaucoup. Je viens d'apprendre que:

«Le réalisateur et scénariste américain Robert Altman est décédé lundi soir dans un hôpital de Los Angeles. Il avait 81 ans.

Il avait notamment réalisé "M.A.S.H", "Trois femmes", "Prêt-à-porter" et "Gosford Park".

La cause de son décès n'est pas encore connue. »

C'est vrai qu'il n'était plus tellement en santé. Sur le plateau de son dernier film, A Prairie Home Companion, on avait même engagé Paul Thomas Anderson au cas où Altman mourrait pendant le tournage. Et bien, voilà... Un autre grand qui s'en va. Rest in peace.

PS.: je n'ai pas abandonné mon blogue, je reviens vite c'est promis!

samedi, octobre 21, 2006

Schizophrénie bloguienne

En ce moment, je couvre le Festival du nouveau cinéma comme je peux. Nouveau défi, nouveau rythme d'écriture, marathon de visionnements, etc. J'aime bien ça tout en me promettant d'être mieux organisé une prochaine fois.

Une autre chose s'est ajouté cette semaine: ma participation au blogue de Canoë. J'ai indirectement soulevé la question dans mon premier et unique billet sur Canoë, mais je me demande comment je vais faire pour nourrir deux blogues. En fait, je dois définir ma vision pour chacun des deux blogues afin de trouver et de trier les sujets correspondants. Je pense qu'ici je continuerai de donner quelques bribes d'états d'âme (comme ce présent billet) et de longs billets «sérieux». Sur le blogue Canoë, j'essaierai d'être plus collé à l'actualité... Enfin, je verrai bien.

mardi, octobre 03, 2006

Tati dépoussiéré

Je sais depuis longtemps que Radio-Canada a travaillé très fort pour numériser et organiser ses archives et faire un super site web du tonnerre. Mais je n'avais jamais visité ses voûtes virtuelles jusqu'à hier. Hier, je regardais le film Mon Oncle de Jacques Tati et je cherchais des informations sur le web – par rapport à son jeu chaplinesque notamment – et je tombe sur le site de Radio-Canada. Il y a là une entrevue de 30 minutes où Tati fait rire Fernand Séguin, l'auditoire et l'internaute. Il répond aussi avec intelligence et précision, avec toute son originalité, aux questions fort pertinentes et pas toujours confortables de Séguin. Bref j'ai bien aimé.

J'ai vu en passant que Radio-Canada avait rendu disponibles des entrevues (télé et radio) avec Jean Cocteau, François Truffaut, Simone Signoret, Louis Malle, Jeanne Moreau, Jacques Prévert, Alain Resnais et Marguerite Duras. Et ça c'est seulement pour la période de la nouvelle vague.

S'il n'y a rien qui pique votre curiosité là-dedans...

-Entrevue avec Jacques Tati

-Section nouvelle vague

-Pour ne plus savoir où donner de la tête, Arts et culture

mardi, septembre 26, 2006

Kaufman le réalisateur

Ceux qui me connaissent un peu savent que je suis fana du scénariste Charlie Kaufman, de A à Z. Si vous ne le saviez pas, vous le savez maintenant.

Alors imaginez mon émotion lorsque j'ai vu sur imdb que Kaufman allait réaliser son premier film! Synecdoche, New York. Non, non, n'allez pas trop loin dans votre imagination, il ne s'agit tout de même pas d'une histoire de coeur ou d'une augmentation salariale. Si je me fie à cet article du Los Angeles Times, il y a tout de même des raisons de s'exciter un peu. Le journaliste qui a eu l'occasion de lire et de relire le script dit (notamment):

Synecdoche will make Adaptation and Eternal Sunshine look like instructional industrial films.

Ouf!

Voici l'article complet qui devrait donner l'eau à la bouche à quelques-uns d'entre vous:


Scriptland: Reading Charlie Kaufman's Next Project
Eternally expanding his art, the writer's "Synecdoche, New York" is personally epic.

By Jay A. Fernandez, Special to The Times
September 13, 2006

I have the new Charlie Kaufman screenplay on my desk.

I've read it — no, lived it. I've been moved and astounded by it. And I'm tortured by the dilemma of what I should or should not say about it here. I feel a bit like Frodo palming the One Ring.

The last two weeks have been a grueling cacophony of real and imagined voices — other journalists, producers, publicists, Kaufman, myself — trying to convince me either of my righteousness as a journalist or of my complicity in possibly hurting one of the greatest screenwriters in history, a man with a craving for privacy as singular and passionate as his creative vision.

Kaufman is widely and justifiably considered the most inventive screenwriter in Hollywood. He was nominated for an Oscar for both "Being John Malkovich" and "Adaptation," and finally won one (along with Michel Gondry and Pierre Bismuth) for "Eternal Sunshine of the Spotless Mind."

On a personal and professional level, I thought reading his latest script would bring me great joy. Charlie Kaufman is that rare artist who expands the possibilities of his art form. His work is designed to be experienced more than read or seen. His filmed screenplays become beautifully melancholy windows into some of life's most indescribable (and unavoidable) emotions.

But many people, beginning with Kaufman, do not want me to have the script, do not want me to read the script, and without question do not want me to write anything about the script. Words like "super-sensitive," "invasive" and "freaked" have been cautiously leveled at me as I've reached out to those involved with the project to get their thoughts on it.

And what a project. Ambitious doesn't even begin to describe the sublime and scary head-trip that is "Synecdoche, New York." For one thing, the marketers are going to have to borrow from the P.T. Anderson "Magnolia" poster campaign, in which the title was broken out syllabically, just to get people to pronounce the film properly. (It's sin-neck-duh-key, emphasis on the neck.)

For all those who aren't AP English professors, a "synecdoche," other than a clever play on Schenectady, where some of the film takes place, is a figure of speech in which a part is used to describe the whole or the whole is used to describe a part (think "threads" for clothes, or "the law" for a police officer). It's representative shorthand.

Yes, I had to look it up. Several times. And this is far from the only reference or play on words in Kaufman's story that rewards a closer look.

"Synecdoche" nominally concerns a theater director who thinks he's dying, and how that shapes his interactions with the world, his art and the women in his life. But it is really a wrenching, searching, metaphysical epic that somehow manages to be universal in an extremely personal way. It's about death and sex and the vomit-, poop-, urine- and blood-smeared mess that life becomes physiologically, emotionally and spiritually (Page 1 features a 4-year-old girl having her butt wiped). It reliably contains Kaufman's wondrous visual inventions, complicated characters, idiosyncratic conversations and delightful plot designs, but its collective impact will kick the wind out of you.

Spike Jonze, who directed Kaufman's scripts for "Malkovich" and "Adaptation," was once destined to helm this new project, but eventually opted for the Dave Eggers co-scripted "Where the Wild Things Are," now shooting in Melbourne, Australia. This left Kaufman, who's always been deeply involved with the making of his screenplays, to direct it himself. He's currently finalizing casting deals with an eye toward filming next spring.

If this film gets made in any way that resembles what's on the page — and with the writer himself directing, it will likely gain even more color and potency in the translation — it will be some kind of miracle. "Synecdoche" will make "Adaptation" and "Eternal Sunshine" look like instructional industrial films. No one has ever written a screenplay like this. It's questionable whether cinema is even capable of handling the thematic, tonal and narrative weight of a story this ambitious.

But, as one character says, "People starve for something of worth." Well, moviegoers will surely be gorging on the power and depth of this film for a long time.Meanwhile, I feel terribly sick to my stomach.


vendredi, septembre 08, 2006

Kitano le cancer du Japon


Ou Notre cinéma conformiste et plate (la suite)

Rencontre / Takeshi Kitano, Cahiers du cinéma juillet-août 2006

Faire un film destructeur

Quel désir est à l'origine d'un film aussi étrange que Takeshis'?

Takeshi Kitano. Depuis la naissance du cinéma, les films ont raconté beaucoup d'histoires différentes, mais de manière finalement assez similaire. J'ai eu envie d'essayer de sortir de la relation à l'espace et au temps qu'a, très tôt, instaurée le langage cinématographique, pour explorer de nouvelles pistes. Je voulais tenter de boulverser le rapport au temps, et explorer d'autres dimensions que les quatre dans lesquelles on reste enfermé d'habitude. Bien sûr, d'autres avant moi ont fait des tentatives comparables mais j'ai essayé de le faire à ma manière. Avec en tête deux références importantes, l'utilisation du montage par Jean-Luc Godard et la conception de l'image de Federico Fellini.

Et Bunuel?

T.K. Je ne connais pas ses films.

Il s'agit donc d'une expérience formelle, inscrite dans votre propre perception de l'histoire du cinéma?

T.K. Pas seulement du cinéma. Ce sont des aventures formelles que connaissent tous les arts, la peinture occidentale est passée par les étapes de l'impressionnisme, du cubisme, de l'abstraction et de la déconstruction. J'ai eu envie de tenter une opération de déstructuration. La matière sur laquelle je travaille, c'est le temps, qui est le matériau principal du cinéma. Mais pour mener à bien ce projet, il m'a semblé qu'il fallait que j'incarne physiquement cette déstructuration du temps, que cela devait passer par mon propre corps et mon propre personnage. Apparamment j'ai échoué: au Japon en tout cas, pratiquement personne ne m'a suivi.

On connaît beaucoup de films fondés sur un dédoublement. Il est beaucoup plus rare et troublant d'avoir affaire à un triple personnage.

T.K. Au début du film, il y a ce qu'on appelle au Japon le talento Beat Takeshi(1), qui est effectivement une facette de moi-même. Le deuxième Takeshi, celui qui rêve de devenir acteur, est en fait un personnage rêvé par Beat Takeshi et qui peut prendre de multiples apparences. Le troisième Takeshi, c'est moi, le réalisateur. Comme réalisateur, j'en ai marre qu'on me parle toujours de yakusa, j'ai mis en scène ce rapport obsessionnel en faisant rappliquer sans cesse des yakusas dans le cadre, comme un refoulé qui s'imposerait sans cesse à moi.

Vous menez deux carrières séparées, au cinéma et à la télévision. Pour vous, il s'agit de deux moyens d'expression différents?

T.K. Au cinéma, l'image est plus importante, il s'agit de construire un imaginaire différent de ce qu'on montre. Les films sont toujours des paysages mentaux – pas la télévision. Takeshis' est, de manière plus affirmée que d'ordinaire, la représentation d'un paysage mental, j'ai entièrement privilégié cette approche plutôt que de raconter une histoire ou partager des sentiments, dimension qui sont malgré tout plus actives dans d'autres films.

À quoi ressemblenet vos scénarios? Décrivez-vous à l'avance ce que vous allez tourner?

T.K. Non, ce que j'écris est plutôt minimaliste, il y a peu de dialogues. J'ai du mal à traduire en mot l'univers que j'ai en tête. Pourtant, en général ce que je veux est très précis, mais j'ai du mal à le communiquer. En revanche, je note souvent des idées de couleurs, d'assemblages de couleurs qui me semblent convenir pour une scène. Ensuite c'est durant les repérages que je trouve les exemples concrets illustrant ce que je cherche, et que je peux les montrer à l'équipe.

On peut voir Takeshis' comme un film du doute, sur vous-même, votre identité, votre statut.

T.K. Je comprends, mais ce n'est pas ça. Le doute, c'est maintenant que je l'éprouve, je me demande quel film faire après Takeshis'... Cela fait longtemps que j'ai envie de réaliser ce film, qui est une manière de s'interroger sur les manières variées dont les gens perçoivent un même fait. J'ai voulu inventer un style différent de celui de Rashomon, une manière plus instable, plus en déséquilibre. J'ai beaucoup admiré Rashomon et le cinéma de Kurosawa, il a joué un rôle décisif dans mon désir de faire du cinéma, mais je n'ai pas envie de faire le même cinéma que lui, de composer ces cadres parfaits. C'est trop! Ça ne me plairait pas, et de toute façon je n'ai pas le temps avec tout le travail que j'ai en même temps à la télévision, je dois aller vite. Je fais des films plus expédiés, mal coiffés, je fais du cinéma punk. Encore une fois, Takeshis' est conçu comme un film destructeur, pour casser un cinéma qui serait encore resté à l'ère impressionniste.

C'est aussi prendre le risque de l'échec: le public est plutôt traditionaliste, il n'aime pas les oeuvres de rupture.

T.K. C'est vrai, je le savais depuis le début, et surtout les producteurs le savaient, longtemps je n'ai pas pu monter ce film. Heureusement, Zatoichi a été un énorme succès, j'ai gagné assez d'argent pour me permettre de prendre ce risque, et de pouvoir survivre à l'échec commercial.

Le plan qui ouvre et ferme le film vous montre en soldat combattant les Américains. Faut-il y voir un symbole?

T.K. Non, surtout pas. Dans ce film, il y a beaucoup d'images qui n'ont pas de sens particulier. Comme dans les rêves... À l'origine, je voulais appeler le film Fractal – voilà qui aurait sûrement amélioré son succès, non? «Fractal» renvoyait à ce projet de déconstruction, à la mise en jeu d'éléments séparés pour interroger l'état de l'ensemble. Il s'agit de morceaux de rêves qui ne semblent pas raccorder ensemble, mais dont l'assemblage construit tout de même une forme. Le fractal est lié à l'époque du numérique, du nouveau rapport au monde comme totalité et comme assemblage de composants disjoints que cette technique permet, ou impose. C'est sans doute pour cela que j'ai eu l'idée de Takeshis' au moment où je tournais mon premier film en numérique, Kids Return (1996).

Le scénario date de cette époque?

T.K. J'ai écrit un scénario dont il reste très peu de traces dans le film aujourd'hui. À l'époque, tout était construit autour du chauffeur de taxi, qui imaginait les rêves de ses cliens.

Dans ce film, pratiquement tout le monde est en conflit avec tout le monde, les rapports sont très agressifs.

T.K. C'est la réalité que je connais. Au Japon, tout est organisé en groupes antagonistes, en clans rivaux, etc. Pensez qu'il y a une association des victimes d'Hiroshima et une association de victimes de Nagasaki, eh bien elles se haïssent. Le pays est entièrement soumis à ces kyrielles d'affrontements de toute nature, plus ou moins reliés entre eux et souvent totalement dépourvus de raison. Tous mes films, d'une manière ou d'une autre, dénoncent cette réalité catastrophique qui tient à ce que, depuis la fin de la Guerre mondiale, le Japon s'est reconstruit sur des mensonges. Tant qu'on ne dira pas la vérité, qu'on n'acceptera pas notre histoire, cela continuera.

Comment faites-vous pour travailler, de manière aussi créative, dans un tel contexte?

T.K. Je travaille seul. Avec Masahiro Mori, mon producteur, nous avons créé une structrue autonome, Office Kitano, qui me permet de mettre en oeuvre mes projets sans dépendre des autres. Je ne saurais pas travailler autrement. Mais je suis, et je veux être un élément de crise dans la société japonaise, je suis un cancer pour le Japon, ils essaient de m'éliminer, mais je suis un cancer très virulent. Ils ne m'auront pas.

Propos recueillis par Jean-Michel Frodon, avec l'aide de Catherine Cadou.

1. «Talento» désigne les vedettes, indifféremment à la télévision, dans la chanson de variété et à la couverture des magazines. Beat Takeshi, nom de scène de Kitano à ses débuts, reste l'identité sous laquelle il poursuit, comme acteur et comme producteur, une prolifique carrière de comique à la télévision, parallèlement à ses activités de cinéaste.

Notre cinéma conformiste et plate

Environ un siècle après le passage de l'impressionnisme, de l'expressionnisme, du surréalisme, du dadaïsme et des autres ismes qui secouèrent à leur façon les assises des écoles conservatrices dans les diverses formes artistiques, je m'étonne toujours de voir la trop grande place qu'occupe le réalisme dans les films grand public. Pourquoi n'avons-nous pas évolué davantage dans notre façon de représenter le réel? Est-ce la faute des scénaristes? Des réalisateurs? Des studios? Du public? Le phénomène social échappe-t-il à la volonté des individus? Pourtant notre bagage culturel et nos moyens technologiques nous permettraient de créer un langage cinématographique beaucoup plus riche et probablement beaucoup plus juste pour exprimer notre «réalité».

Je m'étonne parce que dans presque toutes les formes d'art que nous connaissons en Occident, les artistes ont tous fini par représenter leur réalité «de l'intérieur». Toutes sauf celle du cinéma. Vous remarquerez que la plupart du temps, on suit des personnages «de l'extérieur» dans une histoire chronologique ou presque. Tout ça n'a rien à voir, mais absolument rien à voir, avec votre réalité à vous et à moi. Même si nous sommes soumis physiquement au temps et à la durée (de notre corps), notre réalité est d'abord mentale, psychologique, nerveuse, d'un mouvement perpétuel et circulaire entre l'intérieur ET l'extérieur. Dans une conversation à quatre, debout dans un hall public, rien n'est chronologique et l'utilisation du fameux champ/contre-champ n'est qu'un vieux réflexe primitif pour la représenter. La discussion part dans tous les sens, tantôt vous écouter attentivement, tantôt vous êtes distrait «tiens, une belle fille. Ses souliers sont un peu laids par contre. Ça me fait penser que je dois en acheter une nouvelle paire. Si je peux recevoir ce foutu chèque. Qu'est-ce qu'il me disait déjà lui. Ah oui.»

Un autre exemple. On enferme une personne dans une pièce vide sans fenêtre pour une période de deux heures. Que serait un film réaliste? Braquer une, deux, trois ou quatre caméras sur la personne pour filmer sa réaction? Ce serait d'un ennui mortel. Pourtant, la personne qui est enfermé là vivra peut-être les deux heures les plus intenses de sa vie: émotivement, psychologiquement et mentalement. Que vit la personne en «réalité»? Elle cherchera des explications, elle aura peut-être d'innombrables hypothèses et solutions, de la rage contre des personnes, des souvenirs douloureux, le désir d'être ailleurs dans un endroit précis, etc. Toutes ces idées et ces émotions se produiront de façon désordonnée, nerveuse, la pensée revenant parfois aux mêmes hypothèses et aux mêmes solutions cycliques. Le vrai défi des cinéastes de demain, c'est de sortir des petits patterns bien établis (par exemple le flash-back explicatif). Le mélange des genres à la Tarentino, c'est bien beau, c'est sanglant et drôle à la fois et ça «flash» esthétiquement, mais ça n'apporte rien de neuf. Des combats au ralenti à la Matrice, une très belle trouvaille technique mais qui se rapproche en quoi de notre réalité psychologique? En rien.

Loin de moi l'espoir de voir un jour le cinéma devenir à l'image des films de Stan Brakhage, mais je pense que le succès de films comme Being John Malkovich et Eternal Sunshine of the Spotless Mind laisse entrevoir une forme d'évolution vers un cinéma différent.

Alors que j'attendais impatiemment de sortir de l'hôpital Ste-Justine où les médecins trouvaient des maux inexistants à mon fiston et au gré de mes nombreuses lectures cumulées pendant ce qui s'avéra 6 jours d'attente institutionnelle, j'ai lu deux articles qui rejoignent ces préoccupations concernant le réalisme. Voici donc deux extraits que je veux partager avec vous. L'un est tiré d'un entretien du 24 Images avec Zbigniew Rybczynski et l'autre est un entretien complet des Cahiers avec Takeshi Kitano (dans le prochain billet). Lorsque j'ai vu l'analyse que fait Rybczynski des peintures du Moyen Âge et les leçons qu'il en tire, j'ai tout de suite été d'accord, et je ne vois plus l'art de cette époque de la même façon.

24 Images No 127

Qui a peur de la technologie?

C'est l'idée même de la réalité qui sera ainsi transformée.

L'idée du réalisme, du moins. J'ai la conviction que les gens regarderont bientôt les films prétendument réalistes d'aujourd'hui avec un sourire moqueur, s'amusant de notre naïveté, cela parce qu'il sera bientôt possible de concrétiser, de visualiser une image qui sera plus proche de celle qui existe dans notre tête, dans notre imagination. Nous n'arrivons pas encore à bien décrire cette image parce que nous n'avons pas le langage visuel pour l'exprimer, mais nous le pressentons. Nous sommes actuellement en train de lui donner une forme grâce aux progrès techniques. La perspective d'accéder à ces images mentales est extrêmement stimulante.

Je ne crois pas avoir directement répondu à votre question de tout à l'heure, mais j'ai l'impression que nous allons dans la direction que vous vouliez emprunter.

Tout à fait. De toute façon, vos propos nous permettent de déduire votre réponse à la question. J'aimerais cependant que vous élaboriez sur le concept d'image mentale.

Prenons New York, Manhattan. Si vous arrivez au coeur de la ville, en moins de deux secondes vous sentez les masses autour de vous, vous vous faites une idée claire de votre environnement et se dessine dans votre tête une sorte de carte de la ville avec vous au milieu, tout petit mais important à la fois. Je crois qu'il n'y a aucun moyen, avec une caméra, de traduire efficacement cette image mentale. Il n'y a pas un point de vue qui permette de le faire. Or, avant l'apparition des lentilles, dans les peintures de la fin du Moyen Âge par exemple, il est intéressant de constater que les artistes ont essayé de capter de telles images. Ce sont des images dans lesquelles se fondent un ou des individus, un espace géographique, des idées, des événements qui se sont produits à des moments divers. Tout cela a plus ou moins disparu avec l'invention de la perspective.

Je suis d'avis que ces images dites primitives expriment davantage la réalité psychologique que ce que peuvent offrir, par exemple, les représentations photographiques. Il y a une forme de régression découlant de ce qu'on pourrait appeler la dictature du regard. Ce qui n'est pas étonnant car toutes les découvertes, toutes les technologies provoquent d'abord une part de régression, souvent de manière incidente.

Si vous prenez une émission de télévision datant de la fin des années 1960, vous remarquerez d'abord la lenteur du montage. En publicité, à cette époque, un plan durait au minimum cinq secondes. À la fin des années 1980, on voyait des plans d'une seconde en publicité. Aujourd'hui, il n'est pas rare d'en voir qui durent 1/6e de seconde. Ce changement est lié à l'évolution technologique- le montage numérique permet de travailler ainsi -, mais il est aussi lié au fait que les spectateurs réagissent positivement à cette vitesse. Pourquoi? Peut-être parce que cela correspond davantage au fonctionnement cérébral, qui nous fait voyager dans le temps, dans l'espace, dans divers niveaux de réalité. Je crois que le surréel est plus conforme à notre mode de pensée que l'idée naturaliste qui tend à dominer encore aujourd'nui. Des associations d'images, des images qui étaient inacceptables il y a tout juste vingt ans deviennent aujourd'hui la norme. Je le répète, cela a à voir avec le fait que les gens sont en mesure de sentir que ces représentation sont proches d'eux. Ce que nous découvrons peu à peu est quelques chose qui est à l'intérieur de nous.