lundi, avril 06, 2009

Médias doxiques



Je n'ai pas fini de le citer Deleuze... Cet appel à donner son opinion comme si c'était la chance de votre vie me rappelle ce passage savoureux sur la doxa.


«Il est vrai que parler à beaucoup de sens, mais pour moi, parler ne peut avoir qu’un sens. Parler ça peut vouloir dire que chacun s’exprime. C’est le contraire de la philosophie. Il y a un très beau texte de Platon, dans un dialogue avec Socrate où Socrate dit : c’est curieux ce qui se passe, il y a des sujets sur lesquels personne n’ose parler, à moins d’être compétent. Par exemple sur la fabrication des chaussures, ou sur la métallurgie. Et puis il y a une masse de sujets où tout le monde se croit capable d’avoir un avis. C’est un bon thème socratique, ça. Et, hélas, cette masse de sujets sur quoi tout le monde croit pouvoir avoir un avis et qui, dès lors sont agité particulièrement avant ou après dîner, ou pendant le dîner : qu’est-ce que tu penses de ça, quel est ton avis, ça couvre précisément ce qu’on appelle philosophie. Si bien que la philosophie, c’est la matière où tout le monde a une opinion.

Savoir si Dieu existe ? Ça on peut toujours en parler au moment du fromage. Savoir si Dieu existe. Chacun à un avis sur une question comme ça, chacun à son truc à dire. En revanche sur la fabrication des chaussures ?...Là on est beaucoup plus prudent parce que on a peur de dire des bêtises. Mais voilà que sur Dieu on a aucune peur de dire des bêtises ; c’est quand même curieux. Là, Socrate a saisi, à l’aurore de la philosophie, il a saisi quelque chose qui était parfait. Pourquoi ? Si on comprenait ça on comprendrait tout. La philosophie qu’est-ce que c’est ? La philosophie c’est quelque chose qui vous dit d’abord : tu ne t’exprimeras pas. Tu ne t’exprimeras pas. L’année dernière je parlais de ces appels qui étaient le seul vilain coté de 1968 : exprime toi, exprime toi, prends la parole. Alors que on ne se rend pas compte, encore un fois, que les forces les plus démoniaques, les forces sociales les plus diaboliques, sont les forces qui sollicitent, qui nous sollicitent de nous exprimer. C’est ça les forces dangereuses.

Considérez la télé [ou la radio ou le web], elle ne nous dit pas : tais-toi, elle nous dit tout le temps : quel est ton avis ? quel est votre avis ? quel est votre avis la-dessus, quel est votre avis sur l’immortalité de l’âme ? sur le génie de Pivot, sur la popularité de Maurois, etc.. Et puis il faut vous exprimer. On va aménager votre quartier, il va y avoir un cahier des charges, il y a tout ça. Je dis que c’est un danger, un danger immense.

Il faut arriver à résister à ces forces qui nous forcent à parler quand on a rien à dire. C’est fondamental. Aussi toute parole qui consiste à dire son avis sur quelque chose est l’anti-philosophie même, puisque les grecs avaient un mot très bon pour ça, c’est ce qu’ils appelaient la doxa et qu’ils opposaient au savoir, avant même de savoir si le savoir c’était quelque chose d’existant : est-ce qu’il y a du savoir ? En tout cas on sait que la philosophie n’est pas l’affrontement des opinions. Donc parler ce n’est pas moi disant par exemple : moi, voilà ce que je pense, et vous me disant : ha bien non je ne pense pas comme ça. Dans la mesure où vous êtes philosophe, vous refusez de participer à toute conversation de ce type, à moins qu’elle ne porte sur l’insignifiant. Alors là sur l’insignifiant c’est tellement gai de dire : ha tu as bonne mine aujourd’hui ! Non je n’ai pas bonne mine je ne me sens pas bien. Ça c’est la doxa, c’est le règne de l’opinion, et c’est aussi l’amitié. L’amitié se forme au niveau de la doxa.»

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