vendredi, septembre 08, 2006

Kitano le cancer du Japon


Ou Notre cinéma conformiste et plate (la suite)

Rencontre / Takeshi Kitano, Cahiers du cinéma juillet-août 2006

Faire un film destructeur

Quel désir est à l'origine d'un film aussi étrange que Takeshis'?

Takeshi Kitano. Depuis la naissance du cinéma, les films ont raconté beaucoup d'histoires différentes, mais de manière finalement assez similaire. J'ai eu envie d'essayer de sortir de la relation à l'espace et au temps qu'a, très tôt, instaurée le langage cinématographique, pour explorer de nouvelles pistes. Je voulais tenter de boulverser le rapport au temps, et explorer d'autres dimensions que les quatre dans lesquelles on reste enfermé d'habitude. Bien sûr, d'autres avant moi ont fait des tentatives comparables mais j'ai essayé de le faire à ma manière. Avec en tête deux références importantes, l'utilisation du montage par Jean-Luc Godard et la conception de l'image de Federico Fellini.

Et Bunuel?

T.K. Je ne connais pas ses films.

Il s'agit donc d'une expérience formelle, inscrite dans votre propre perception de l'histoire du cinéma?

T.K. Pas seulement du cinéma. Ce sont des aventures formelles que connaissent tous les arts, la peinture occidentale est passée par les étapes de l'impressionnisme, du cubisme, de l'abstraction et de la déconstruction. J'ai eu envie de tenter une opération de déstructuration. La matière sur laquelle je travaille, c'est le temps, qui est le matériau principal du cinéma. Mais pour mener à bien ce projet, il m'a semblé qu'il fallait que j'incarne physiquement cette déstructuration du temps, que cela devait passer par mon propre corps et mon propre personnage. Apparamment j'ai échoué: au Japon en tout cas, pratiquement personne ne m'a suivi.

On connaît beaucoup de films fondés sur un dédoublement. Il est beaucoup plus rare et troublant d'avoir affaire à un triple personnage.

T.K. Au début du film, il y a ce qu'on appelle au Japon le talento Beat Takeshi(1), qui est effectivement une facette de moi-même. Le deuxième Takeshi, celui qui rêve de devenir acteur, est en fait un personnage rêvé par Beat Takeshi et qui peut prendre de multiples apparences. Le troisième Takeshi, c'est moi, le réalisateur. Comme réalisateur, j'en ai marre qu'on me parle toujours de yakusa, j'ai mis en scène ce rapport obsessionnel en faisant rappliquer sans cesse des yakusas dans le cadre, comme un refoulé qui s'imposerait sans cesse à moi.

Vous menez deux carrières séparées, au cinéma et à la télévision. Pour vous, il s'agit de deux moyens d'expression différents?

T.K. Au cinéma, l'image est plus importante, il s'agit de construire un imaginaire différent de ce qu'on montre. Les films sont toujours des paysages mentaux – pas la télévision. Takeshis' est, de manière plus affirmée que d'ordinaire, la représentation d'un paysage mental, j'ai entièrement privilégié cette approche plutôt que de raconter une histoire ou partager des sentiments, dimension qui sont malgré tout plus actives dans d'autres films.

À quoi ressemblenet vos scénarios? Décrivez-vous à l'avance ce que vous allez tourner?

T.K. Non, ce que j'écris est plutôt minimaliste, il y a peu de dialogues. J'ai du mal à traduire en mot l'univers que j'ai en tête. Pourtant, en général ce que je veux est très précis, mais j'ai du mal à le communiquer. En revanche, je note souvent des idées de couleurs, d'assemblages de couleurs qui me semblent convenir pour une scène. Ensuite c'est durant les repérages que je trouve les exemples concrets illustrant ce que je cherche, et que je peux les montrer à l'équipe.

On peut voir Takeshis' comme un film du doute, sur vous-même, votre identité, votre statut.

T.K. Je comprends, mais ce n'est pas ça. Le doute, c'est maintenant que je l'éprouve, je me demande quel film faire après Takeshis'... Cela fait longtemps que j'ai envie de réaliser ce film, qui est une manière de s'interroger sur les manières variées dont les gens perçoivent un même fait. J'ai voulu inventer un style différent de celui de Rashomon, une manière plus instable, plus en déséquilibre. J'ai beaucoup admiré Rashomon et le cinéma de Kurosawa, il a joué un rôle décisif dans mon désir de faire du cinéma, mais je n'ai pas envie de faire le même cinéma que lui, de composer ces cadres parfaits. C'est trop! Ça ne me plairait pas, et de toute façon je n'ai pas le temps avec tout le travail que j'ai en même temps à la télévision, je dois aller vite. Je fais des films plus expédiés, mal coiffés, je fais du cinéma punk. Encore une fois, Takeshis' est conçu comme un film destructeur, pour casser un cinéma qui serait encore resté à l'ère impressionniste.

C'est aussi prendre le risque de l'échec: le public est plutôt traditionaliste, il n'aime pas les oeuvres de rupture.

T.K. C'est vrai, je le savais depuis le début, et surtout les producteurs le savaient, longtemps je n'ai pas pu monter ce film. Heureusement, Zatoichi a été un énorme succès, j'ai gagné assez d'argent pour me permettre de prendre ce risque, et de pouvoir survivre à l'échec commercial.

Le plan qui ouvre et ferme le film vous montre en soldat combattant les Américains. Faut-il y voir un symbole?

T.K. Non, surtout pas. Dans ce film, il y a beaucoup d'images qui n'ont pas de sens particulier. Comme dans les rêves... À l'origine, je voulais appeler le film Fractal – voilà qui aurait sûrement amélioré son succès, non? «Fractal» renvoyait à ce projet de déconstruction, à la mise en jeu d'éléments séparés pour interroger l'état de l'ensemble. Il s'agit de morceaux de rêves qui ne semblent pas raccorder ensemble, mais dont l'assemblage construit tout de même une forme. Le fractal est lié à l'époque du numérique, du nouveau rapport au monde comme totalité et comme assemblage de composants disjoints que cette technique permet, ou impose. C'est sans doute pour cela que j'ai eu l'idée de Takeshis' au moment où je tournais mon premier film en numérique, Kids Return (1996).

Le scénario date de cette époque?

T.K. J'ai écrit un scénario dont il reste très peu de traces dans le film aujourd'hui. À l'époque, tout était construit autour du chauffeur de taxi, qui imaginait les rêves de ses cliens.

Dans ce film, pratiquement tout le monde est en conflit avec tout le monde, les rapports sont très agressifs.

T.K. C'est la réalité que je connais. Au Japon, tout est organisé en groupes antagonistes, en clans rivaux, etc. Pensez qu'il y a une association des victimes d'Hiroshima et une association de victimes de Nagasaki, eh bien elles se haïssent. Le pays est entièrement soumis à ces kyrielles d'affrontements de toute nature, plus ou moins reliés entre eux et souvent totalement dépourvus de raison. Tous mes films, d'une manière ou d'une autre, dénoncent cette réalité catastrophique qui tient à ce que, depuis la fin de la Guerre mondiale, le Japon s'est reconstruit sur des mensonges. Tant qu'on ne dira pas la vérité, qu'on n'acceptera pas notre histoire, cela continuera.

Comment faites-vous pour travailler, de manière aussi créative, dans un tel contexte?

T.K. Je travaille seul. Avec Masahiro Mori, mon producteur, nous avons créé une structrue autonome, Office Kitano, qui me permet de mettre en oeuvre mes projets sans dépendre des autres. Je ne saurais pas travailler autrement. Mais je suis, et je veux être un élément de crise dans la société japonaise, je suis un cancer pour le Japon, ils essaient de m'éliminer, mais je suis un cancer très virulent. Ils ne m'auront pas.

Propos recueillis par Jean-Michel Frodon, avec l'aide de Catherine Cadou.

1. «Talento» désigne les vedettes, indifféremment à la télévision, dans la chanson de variété et à la couverture des magazines. Beat Takeshi, nom de scène de Kitano à ses débuts, reste l'identité sous laquelle il poursuit, comme acteur et comme producteur, une prolifique carrière de comique à la télévision, parallèlement à ses activités de cinéaste.

1 commentaire:

thehenryspencer a dit...

www.thehenryspencer.blogspot.com