mercredi, septembre 19, 2007

Ombres d'un poète

Sur le DVD de Criterion Le Sang d’un poète de Jean Cocteau, on retrouve dans les suppléments le documentaire Jean Cocteau : autoportrait d’un inconnu.

L’homme est extrêmement inspirant, son époque aussi, son œuvre. Cocteau vient d’une époque artistique en ébullition où les très grands esprits se rencontrent et s’influencent. Absolument fascinant de l’entendre parler, mais force est de constater au passage à quel point nous vivons à une époque beaucoup plus impersonnelle et insignifiante, celle de la mass culture.

Cocteau parle tout bonnement de ses amis et connaissances : Igor Stravinsky et Pablo Picasso, Erik Satie qui connaissait Debussy, Diaghilev, Mme Chanel mêlée dans l’ombre au ballet russe de Diaghilev, Nijinski, Jean Renoir, Chaplin, Raymond Radiguet, Modigliani et bien d’autres. Un tel brassage de génies, j’en suis bouche-bée.

J’ai pris le temps de mettre quelques extraits de ce documentaire par écrit. Une de mes citations préférées? Un poète se doit d’être un homme très grave et par politesse d’avoir un air léger, souvent, hélas, le poète est un homme léger qui prend l’air grave. Peu après l'avoir entendu, La Vie est un miracle d'Emir Kusturica me confirmait pleinement cette citation en traitant brillamment un sujet très grave avec un air léger.

Extraits

Quand un film n’a pas d’intrigue, quand on ne sait pas qu’au début il y a monsieur, madame et qu’à la fin monsieur tuera madame ou madame tuera monsieur, et bien il faut que chaque image soit très importante.

Ce film (Jean Cocteau : autoportrait d’un inconnu) sera une espèce d’ombre chinoise de ma vie. La mienne, hélas, ne pourrait se raconter ni prendre sous aucune forme allure anecdotique. C’est une longue lutte contre les habitudes, contre les autres, contre moi-même, un épouvantable mélange de conscience et d’inconscience, de désordre et de rigueur, une silhouette pareille à celle qu’on découpait au 18e siècle dans le papier noir.

Nous vivons nous-mêmes dans une énigme. Nous sommes les ouvriers d’une ténèbres qui nous est propre mais qui nous échappe. Cet homme profond nous le connaissons très mal, c’est notre vrai moi. Il est caché dans les ténèbres, il nous donne des ordres. J’ai décidé de m’enfoncer en moi-même dans ce trou terrible, dans cette mine inconnue au risque de rencontrer le grisou. Il y a un état de somnolence qui n’est pas le sommeil et une sorte de vérité qui sort de nous, et qui n’est pas le rêve ni la rêverie.

Ce qui est propre à Paris, c’est que des musiciens et des peintres, mettons espagnols et russes, peuvent être considérés comme des Français, par exemple quand je dis «Picasso, Stravinsky», je pense toujours que Picasso est français, que Stravinsky est français, c’est absurde mais c’est un fait. Et ensuite après Picasso, Matisse, Braque, Auric, Poulenc ont travaillé pour le ballet russe qui n’était plus russe que par ses danseurs.

Le Sacre du printemps me bouleversa de fond en comble, le premier Stravinsky m’enseigna cette insulte aux habitudes sans quoi l’art stagne, et meurt. Chez Picasso, l’insulte aux habitudes a quelque chose de religieux, elle ressemble aux invectives amoureuses que les Espagnols adressent à la madone si elle n’est pas celle de leur paroisse.

Un poète se doit d’être un homme très grave et par politesse d’avoir un air léger, souvent hélas le poète est un homme léger qui prend l’air grave.

Je ne suis qu’un intermédiaire, qu’un médium et qu’une main d’œuvre. Et tous les poètes sont des médiums et des main d’œuvre de cette force mystérieuse qui les habite, je ne me vante pas, je ne parle pas d’inspiration, l’inspiration ne nous arrive pas d’un quelque ciel, l’inspiration devrait s’appeler l’expiration, c’est quelque chose qui sort de nos profondeurs, de notre nuit et en somme un poète essaie de mettre sa nuit sur la table.

Il arrive qu’on se laisse envoûter par une atmosphère énigmatique, celle des rêves entre autres, et j’estime qu’une œuvre peut intriguer sans être comprise, attachée sans qu’on en fasse la preuve par neuf et trouver son équilibre sans être soumise aux disciplines de la règle d’or.

Je n’aime pas ce qui est poétique, j’aime la poésie, c’est-à-dire la poésie qui se fait toute seule, dont on ne s’occupe jamais.

Une œuvre d’art n’a d’excuse d’être que si elle est une solitude partagée par un grand nombre grâce au seul moyen qui puisse la rendre accessible aux autres.

Le film autorise ce phénomène extraordinaire qui consiste à vivre une oeuvre au lieu de la raconter et en outre à faire voir l’invisible, à rendre objectives les abstractions les plus subjectives. C’est pour ça que j’ai tellement aimé le cinématographe.

Mon œuvre résulte de graves calculs consistant à métamorphoser les chiffres en nombres et me range parmi ces donneurs de sang qui sont les seuls artistes que je respecte et dont la longue traînée rouge qu’ils laissent derrière eux, me fascine.

Le poète n’est autre que la main d’œuvre du schizophrène, dans le temps on aurait dit du fou, que chacun de nous porte en soi et dont il est le seul à ne pas avoir honte. Comme l’enfant, il n’a droit qu’au génie, le talent ne lui apporte qu’une base artisanale, ne lui sert qu’à sculpter l’ectoplasme qui coule de sa main, à mettre de la nuit en plein jour, à couper le cordon ombilical des monstres délicieux qui l’aident à venir au monde. Ne vous y trompez pas, ce schizophrène habite et hante même les artistes célèbres pour leur équilibre et leur robuste santé morale, disons les «ogres». Si j’osais me citer moi-même «Victor Hugo était un fou qui se prenait pour Victor Hugo».