Avant-propos :
Par une étrange coïncidence, il y a eu toute une série d’échanges sur le blogue d’Helen au sujet de Denis Côté alors même que j’avais déjà publié la première partie de ce long billet ainsi que l’article de Falardeau. Je tiens à préciser que si j’avais voulu participer au débat sur ATC, je l’aurais fait sous mon nom de Stalker. Comme je préparais déjà cette deuxième partie de billet sur le film de Côté, j’ai préféré me tenir en retrait et me contenter de lire avec intérêt les nombreux commentaires. Je dois dire que si l’anonymat ou le pseudonymat n’empêche pas le propos d’être juste, il permet malheureusement plus facilement l’usurpation et les dérapages. Dommage qu’autant de gens préfèrent demeurer dans l’ombre car en effet la diatribe et la subversion manquent cruellement dans un Québec où le «pamphlet» désigne plus souvent qu’autrement le dépliant publicitaire.
DEUXIÈME PARTIE (fait suite à Autour de Elle veut le chaos)
Qu’est-ce qui agresse au juste dans Elle veut le chaos? D’une part, André Roy le souligne, c’est la quasi absence du recours à la puissance des sentiments (pris au sens le plus large). On s’en fout du destin des personnages et de ce qu’ils vivent. Tellement que lorsqu’ils meurent l’un après l’autre, on n’a ni compassion ni quelconque sentiment de justice rendue. S’il n’y a pas ou peu de sentiments, il ne reste alors que le cérébral (encore que cette dichotomie soit plus utile que réelle, les deux étant interdépendants). Comme le souligne Roy, il n’y a ni quête spirituelle ou mystique, ni rédemption. C’est ici qu’on pourrait peut-être parler d’audace. Côté explore les limites de la (non) potentialité au cinéma en réduisant l’expérience à une série d’actions presque vide de sens. L’idée maîtresse dans Elle veut le chaos, c’est celle du Contre : contre Hollywood, contre les effets habituels du cinéma, contre le cinéma socio-politique ou philosophique, contre la puissance de l’affect, contre le héros, contre le manichéisme, etc.
En écrivant ce paragraphe, j’étais déjà sur une piste mais il me manquait quelque chose. André Roy parlait de primitivisme, moi je voyais dans les personnages de Elle veut le chaos non pas deux bandes opposées, mais un seul et même groupe divisé et opposé. Je pensais à «clan», «gang» et même «meute»; la meute divisée, en état de crise. Comprenez donc toute mon excitation quand je suis tombé sur la catégorie bénie d’image-pulsion de Deleuze, alors même que je cherchais à positionner le film inclassable de Côté. Si vous avez vu Elle veut le chaos et que vous avez le livre L’Image-mouvement dans votre bibliothèque, rendez-vous au chapitre 8 du livre de Deleuze. Tout est là. Il m’apparaît évident que Denis Côté a tourné un des rares films qui se classent sous l’image-pulsion.
Un premier extrait nous permettra de situer l’image-pulsion dans la classification des images de Deleuze : «Quand les qualités et puissances sont saisies comme actualisées dans des états de choses, dans des milieux géographiquement et historiquement déterminables, nous entrons dans le domaine de l’image-action. Le réalisme de l’image-action s’oppose à l’idéalisme de l’image-affection. Et pourtant, entre les deux, entre la priméité et la secondéité, il y a quelque chose qui est comme de l’affect «dégénéré» ou de l’action «embryonnée». Ce n’est plus de l’image-affection, mais ce n’est pas encore de l’image-action. La première, nous l’avons vu, se développe dans le couple Espaces quelconques-Affects. La seconde se développera dans le couple Milieux déterminés-Comportements. Mais, entre les deux, nous rencontrons un couple étrange : Mondes originaires-Pulsions élémentaires. Un monde originaire n’est pas un espace quelconque (bien qu’il puisse y ressembler), parce qu’il n’apparaît qu’au fond des milieux déterminés; mais ce n’est pas davantage un milieu déterminé, lequel dérive seulement du monde originaire.»
L’image-affection, c’est lorsque le gros plan domine pour saisir les affects à l’état pur comme la violence, l’horreur, la haine, etc. Dans son film, Côté s’en sert très peu et les seuls affects présents sont effectivement «dégénérés». Pensez aux scènes où l’amour voudrait se réaliser, il se fait à tout coup dégénéré et reste à l’état embryonnaire. Que la proposition vienne de Spazz (Nicolas Canuel), Pierrot (Laurent Lucas) ou Pic (Olivier Aubin), cette pulsion - qui ne correspond d’ailleurs à aucun idéal de l’amour, sauf peut-être dans le cas de Pierrot - est repoussée par Coralie (Ève Duranceau). Coralie n’a elle-même aucun idéal de l’amour, elle ne saurait donc y répondre selon des critères établis. Pic, lui, proposait une sorte d’échange de pulsions : il offre à Coralie de la nourriture (pulsion alimentaire), tacitement «en échange de son corps» (pulsion sexuelle). Ces pulsions sexuelles refoulées dégénéreront, Pierrot sortira son arsenal d’armes alors que Spazz arrachera un morceau à Coralie. Étrangement, alors même qu’elle fait face à ce monde de pulsions qui tantôt la rejette et tantôt cherche à l’intégrer (et même la phagocyter), elle y résiste en ayant recours elle-même à ses pulsions ou du moins à son instinct.
L’image-action, quant à elle, est la plus commune au cinéma, surtout dans les films américains. C’est celle qu’on retrouve dans les films d’action où la situation réclame un héros. Le milieu déterminé aura souvent pour sujet une lutte historique dans des lieux connus : Fort Alamo, la guerre de Sécession, la conquête de l’Ouest, la Grande Dépression, la prohibition et la mafia, etc. Évidemment, le film de Côté n’a pas grand chose à voir avec l’image-action, même si le sujet de la mafia aurait facilement pu s’y prêter.
Le milieu de Elle veut le chaos est plutôt indéterminé, avec ses quelques fermes en bordure d’une autoroute. Dans le Québec rural, quelque part, à peu près à notre époque, une drôle de meute se disloque. Le groupe lui-même ne constitue pas un portrait précis d’une quelconque classe sociale. On se rend compte non sans humour que la bande d’Alain (Réjean Lefrançois) n’a absolument rien d’une famille de cultivateurs de maïs – ce qu’elle cultive pourtant. Assis sur le balcon à tuer le temps, réparant la camionnette, jouant au ping-pong, discutant d’activités illicites, ce gang mafieux semble tout droit sorti d’un quartier urbain malfamé.
Ce qui rend le film si déroutant, c’est que les actions des personnages ne répondent pas à des mobiles identifiables qui permettraient normalement de tracer une ou des trajectoires. Les personnages répondent à leurs pulsions. Or, une pulsion n’a pour cause qu’elle-même et son actualisation demeure toujours complètement imprévisible, en durée comme en force.
L’image-pulsion occupe tellement le centre dans Elle veut le chaos que Coralie en est la fille. Son père Jacob (Normand Lévesque) lui explique qu’à cette époque lointaine (les années 70?) où on fêtait fort et qu’on avait du plaisir, Alain, lui-même et d’autres hommes s’étaient retrouvés avec sa mère Hélène (Marie-Claude Langlois) et avaient eu envie d’elle. Il lui apprenait donc qu’on ne savait pas qui était son vrai père sinon un des hommes de ce groupe. Coralie est donc la fille de la Pulsion.
-Pourquoi le ptit nouveau, Pic, vient me dire que j’ai les mêmes yeux qu’Alain?
-On avait organisé un gros party à maison. Tout le monde était gelé, saoul, n’importe quoi… On était cinq gars avec Hélène…
-Pis?
-Pis… rien... C’est peut-être Alain… Les autres… C’est peut-être moi.
-Tu penses que je vas croire ça?
-Ouais.
-Crisse de menteur.
Nous pourrions continuer ainsi longtemps à décortiquer le film en trouvant des images-pulsions, mais nous perdrions de vue la question qui nous intéresse sur l’ennui. Allons à l’essentiel.
Je crois avoir déjà touché un point très important en disant qu’une pulsion n’a pour cause qu’elle-même. Comment alors éviter de tomber dans les scènes répétitives, sans but ou sans liens entre elles si une image vit pour elle-même? Côté s’est pris dans ce piège. Je ne prendrai qu’un seul exemple. Le personnage de Nicolas Canuel intimide un «client» ligoté à une carcasse automobile (pulsion de violence exaltée, de pouvoir), la caméra se déplace lentement dans un mouvement latéral, faisant passer l’image du clair au sombre au fur et à mesure qu’on se retrouve à contre-jour. C’est une très belle façon de faire mourir un plan, c’est très beau, mais pour créer quel effet «utile»? En quoi cette séquence est-elle liée aux autres ? À ce moment précis, que devrait-elle faire voir ou naître comme sentiment ou idée par rapport à l’Idée du film ?
Par la juxtaposition d’images plus ou moins liées entre elles, Côté aplatit son récit mais il s’arrête là. Jean-Louis Provoyeur écrivait dans Le cinéma de Robert Bresson (cinéaste que Côté admire) : «Si voir c’est prévoir, au cinéma c’est construire le récit en anticipant sur le sens ou sur l’action à venir. L’image dénarrativisée doit à la fois décevoir les attentes narratives du spectateur et le contraindre à voir des objets, des visages, des parties du corps indépendamment de leur fonction à l’intérieur du récit, pour leur redonner leur puissance de réalité, c’est-à-dire de mystère ou d’étrangeté. Il y a ainsi toujours dans l’effet de réel tel qu’il est produit dans les films de Bresson, un effet de surprise, indissociable du montage comme principe de collision.» p.232.
««Placer le public vis-à-vis des êtres et des choses, non comme on les place arbitrairement par habitudes prises (clichés), mais comme tu te places toi-même selon tes impressions et sensations imprévisibles. Ne jamais rien décider d’avance.» Notes sur le cinématographe, p. 94. C’est Bresson qui souligne.»
Si Côté déçoit à souhait les attentes narratives du spectateur au plan du récit (Elle veut le chaos est un travail systématique de dénarrativisation), au plan formel c’est complètement l’opposé qui se produit ; de telle sorte qu’on se retrouve souvent devant des beaux plans (des clichés ?) entre lesquels l’effet de collision est nul. Ève Duranceau devant une grange, dans la rue, dans le champ, devant une fenêtre, sur la clôture, etc., qui ont tout d’une superbe photographie pour illustrer le mois d’octobre dans un calendrier mais qui servent quel but? Bref, à mon avis, Côté n’a pas pris les risques formels qui correspondraient à son parti pris narratif et je pense que beaucoup de spectateurs et de critiques se sont fait embobeliner par cette esthétique des images qui tourne à vide. À mon sens, s’il y a une fausse audace, elle est bien là. Je n’ai pas vu d’audace ni d’innovation dans les images ou le montage de Elle veut le chaos.
Sur ce manque d’innovation chez plusieurs jeunes cinéastes – qui pourtant s’opposent au manque d’innovation dans le cinéma dominant-, Marie-Claude Loiselle a soulevé des questions très pertinentes dans son éditorial du numéro 140. Il est à lire au complet pour qui s’y intéresse.
Un extrait de l’éditorial de Loiselle :
«Mais avant tout, le jeune cinéma québécois qui attire notre attention, autant que le cinéma français que nous venons d'évoquer, marquent tous deux leur opposition à une sorte de «qualité professionnelle» venue standardiser la production dominante, répondant à un encadrement à outrance du cinéma par une quête de liberté. Or cette quête, quoique motivée par la volonté d'élaborer un langage formel doublée d'un urgent besoin de tourner, ne conduit pourtant pas nos cinéastes à proposer quelque chose d'unique ou de véritablement déroutant. Paradoxalement, si ce désir de liberté en amène plusieurs à se réclamer d'un certain «radicalisme» et d'une «aridité» esthétique, on peut se demander à quel point ces cinéastes savent tirer parti de la liberté que leur offre l'indépendance dans laquelle ils tournent la plupart de leurs films. Quel radicalisme y a-t-il à reprendre à leur compte les traits d'un cinéma largement répandu (même si toujours en marge de la production dominante) et éprouvé depuis 40 ans?
En cherchant à se libérer de tous les codes d'efficacité d'un cinéma institutionnel extrêmement normalisé, bien des jeunes cinéastes ne prennent-ils pas le choix même d'un parti pris contraire aux critères commerciaux pour une attitude subversive? La véritable radicalité (et la véritable liberté) ne suppose-t-elle pas – même à l'intérieur d'une mouvance, d'une famille de création – la capacité de s'affranchir de tous les procédés trop facilement recyclables d'un film à l'autre? Le risque de succomber alors à un certain maniérisme et à un effet de mode, aussi marginale soit-elle, les guette. Un plan long enveloppé de silence ne peut pas être en soi une façon de s'opposer à un cinéma au rythme frénétique. Il ne peut être qu'une manière de mieux faire voir, dans la mesure seulement où il est porté par un regard singulier.»
Ceci nous amène à aborder la question du cinéma contemplatif. Pour en donner une définition très sommaire, disons que la contemplation implique davantage l’intellect (un commentaire plus complet inclurait aussi l’intuition), en opposition à l’affect et à l’action. Bien entendu, il ne suffit pas de braquer une caméra en plan fixe sur la nature, de recourir aux services d’un bon preneur de son et de plaquer de la musique sur le tout pour réaliser un bon film contemplatif. Comme le souligne Loiselle, les nombreux interstices doivent donner l’occasion au spectateur de voir dans la mesure où le film est porteur d’un regard singulier ; on pourrait aussi dire d’une Idée ou d’un point de vue. La contemplation renvoie aussi à l’idée d’extase, comment alors ne pas penser à la recherche d’«ecstatic truth» de Werner Herzog. C’est son truc à lui, l’Idée qui motive tous ses films et qui détermine sa façon d’aborder le cinéma, au-delà de la simple idée du «contre Hollywood». Les cinéastes qui font du cinéma contemplatif prenant en s’appuyant sur une histoire et des sentiments ne manquent pas, je pense rapidement à Roy Andersson, Tsaï Ming Liang, Gus Van Sant, Bruno Dumont et Alexandre Sokourov.
Sokourov atteint presque les limites possibles du contemplatif dans Mère et fils, frôlant de peu la pétrification, le film se résumant en quelques tableaux quasi picturaux où les deux personnages apparaissent tels des fantômes discrets, pâles, sur le point de disparaître. Ce cinéma statique, difficile, pointu et aride ne se contente pas de se définir comme tel. Même s’il le fait à contrecœur, Sokourov admet que le cinéma demeure toujours une entreprise de séduction, beaucoup plus que dans la littérature (voir The Dialogues with Solzhenitsyn). Haneke, lui, ne s’en cache pas du tout et il se fait ouvertement virtuose de la séduction dans Funny Games (voir l’entrevue à Télérama). Dans Mère et fils, Sokourov nous met devant une situation déchirante, presque insupportable, d’une mère qui vit ses derniers moments aux côtés de son fils complètement bouleversé et désorienté. La mort, la piété filiale, les beaux paysages de campagne, c’est déjà beaucoup, mais chaque plan maladivement étudié sert une idée plus grande qui apparaît comme en filigrane dans les intervalles. Une campagne déserte, un arbre au tronc géant et une école rurale vétuste suffisent déjà à faire sentir le poids mélancolique de l’Histoire et de l’œuvre du Temps. Le travail est commencé – sentimental comme intellectuel -, un monde attachant disparaît en lambeaux, la jeune génération «dépaysée» est fragile et puis à chaque spectateur d’y ajouter ce qu’il peut y voir.
Dans Elle veut le chaos (et plus encore dans Carcasses), Denis Côté a comme voulu éprouver les limites de la séduction au cinéma. Pour moi, ses films indiquent clairement que vouloir se passer de tout élément séducteur est un procédé stérile puisque les sentiments, l’action comme l’intellect sont tous constitutifs du processus de séduction au service de l’Idée. Une petite parenthèse : on pourrait d’ailleurs reprocher à Côté de mettre beaucoup plus d’efforts à séduire «en dehors» que «dans» ses films. Le problème, c’est que la plupart des gens s’intéressent au film lui-même et non à ce que le réalisateur a à en dire.
Un film ne peut donc se contenter d’être «contemplatif» de l’intérieur car l’essence n’est pas dans l’œuvre, mais dans le point de vue. Lorsqu’un spectateur affirme : «j’entends le vent dans les feuilles, ça me fait décrocher et ça me suffit, vive le vide», c’est nier l’essence de l’art, c’est saborder l’acte de création dans sa nécessité. Cela ne suffit pas de regarder une belle image, elle doit nous porter à percer plus avant en tendant au moins vers le sublime si elle ne l’atteint pas.
«Si une image, regardée à part, exprime nettement quelque chose, si elle comporte une interprétation, elle ne se transformera pas au contact d’autres images. Les autres images n’auront aucun pouvoir sur elle, et elle n’aura aucun pouvoir sur les autres images. Ni action, ni réaction. Elle est définitive et inutilisable dans le système du cinématographe. (Un système ne règle pas tout. Il est une amorce à quelques chose.)» (Notes sur le cinématographe p. 23)
«Pas de la belle photo, pas de belles images, mais des images, de la photo nécessaires.» (Notes sur le cinématographe, p.92)
Ceci dit, il est évident que Les Notes de Bresson n’est pas un ensemble de commandements auxquels tout cinéaste devrait se conformer. Bresson avait élaboré un langage idéal qui se distinguerait des codes de la peinture, de la photographie et du théâtre, cherchant toujours à mettre en valeur l’essence unique du cinéma pour en maximiser la puissance. On pourrait cependant dresser une liste de chefs-d’œuvre qui démontreraient que les règles établies par Bresson ne sont pas indispensables à tout système. Si on s’y intéresse ici, c’est qu’elles semblent pouvoir expliquer le plus grand ratage de Côté, celui de la puissance.
Un certain nombre de belles images qui vivent pour elles-mêmes n’empêchent pas de facto la réussite d’un film. Dans le cas de Côté, nous l’avons vu, l’image-pulsion et l’absence d’idée maîtresse forte accentuent cet effet de cloisonnement de belles images orphelines. Certains s’émerveillent devant la dilatation du temps, de ce qu’un auteur «ose» faire durer longtemps un plan-séquence où il ne se passe rien en apparence. Cette dilatation ne suffit pas en elle-même et c’est là un problème. Les scènes de Elle veut le chaos prolongent l’instant plutôt que de l’élever en puissance, ratant ainsi le «saut qualitatif». Car comme disait Deleuze : «dans ce saut qualitatif il y a toujours élévation de l’instant à une série de puissances supérieures». Cette notion de puissance, je la ramènerais chez Bresson et Bazin.
«Images. Reflet et réflecteur, accumulateur et conducteur.» (Notes sur le cinématographe, p.92)
André Bazin écrivait en 1951 dans l’article Le «Journal d’un curé de campagne» et la stylistique de Robert Bresson : «Car ce n’est pas tant une résonance que l’esprit perçoit qu’un décalage comme celui d’une couleur non superposée au dessin. Et c’est dans la frange que l’événement libère sa signification. C’est parce que le film est tout entier construit sur ce rapport que l’image atteint, surtout vers la fin, à une telle puissance émotionnelle [alors que le film de Côté s’achève dans la vacuité émotionnelle].
On chercherait en vain les principes de sa déchirante beauté dans son seul contenu explicite. Je crois qu’il existe peu de films dont les photographies séparées soient plus décevantes; leur absence fréquente de composition plastique, l’expression guindée et statique des personnages, trahissent absolument leur valeur dans le déroulement du film. Ce n’est pourtant pas au montage qu’elles doivent cet incroyable supplément d’efficacité.
La valeur de l’image ne procède guère de ce qui la précède et la suit. Elle accumule plutôt une énergie statique, comme les lames parallèles d’un condensateur. À partir d’elle, et par rapport à la bande sonore, s’organisent des différences de potentiel esthétique dont la tension devient insoutenable. Ainsi le rapport de l’image et du texte progresse-t-il vers la fin au bénéfice de ce dernier, et c’est très naturellement sous l’exigence d’une impérieuse logique que, dans les dernières secondes, l’image se retire de l’écran. Au point où en est arrivé Bresson l’image ne peut en dire davantage qu’en disparaissant. Le spectateur a été progressivement amené à cette nuit des sens dont la seule expression possible est la lumière sur l’écran blanc».
Dans le film de Côté, chaque scène, même chaque plan, tend à se vider de toute charge. Les «lames parallèles» du condensateur (par exemple la présence d’ellipses, ce que les spectateurs impressionnables voient tout de suite comme une marque d’intensité) ne sont pas liées entre elles, bref, le courant ne passe pas et l’ennui s’installe. Cette absence d’effet du condensateur, vous le sentez très bien quand les morts successives des personnages vous laissent complètement insensibles.
Un des films-condensateurs les plus puissants qu’on ait jamais réalisés est The Tree of Wooden Clogs d’Ermanno Olmi. Imaginez, un film de 3 heures et 6 minutes qui réussit à fixer notre attention à partir de rien : des scènes de la vie quotidienne dans une ferme italienne. «De rien», c’est ce que nous pensons jusqu’à ce que le film nous éclate au visage vers la fin tant il a accumulé, condensé au maximum la puissance qui se décharge d’un coup. Pour continuer dans le thème de l’électricité, si le courant ne passe pas chez Côté, c’est qu’il y a trop de résistance de sa part. Il veut tellement se distinguer du cinéma dominant et des autres cinéastes indépendants, il a tellement peur de commettre un sacrilège en nous «divertissant» un tant soit peu qu’il pose une série de résistances où se perd le courant.
Si Haneke nous fait monter dans plusieurs manèges dans Funny Games, Côté, lui, nous fait monter puis redescendre aussitôt avant même que le manège ne se mette en marche. Haneke nous donne une claque au visage avant de nous séduire de nouveau, Côté nous donne une claque au visage avant de nous en donner une autre. Par exemple, dans Nos vies privées, après un demi-film insupportable, la scène étrange tournée dans la «cour à scrap» de Colmor nous donne un avant-goût de ce que Côté ne nous donnera pas. La même chose se produit dans Elle veut le chaos quand en pleine nuit le père de Coralie voit la main effrayante d’Hélène s’agripper à son cadre de fenêtre. Encore une fois, à quoi sert cette scène dans le film? Serait-ce simplement une manière de nous signifier qu’il possède le talent pour réaliser un film plus captivant?
Par souci de bonne conscience, je ne peux laisser l’impression que Elle veut le chaos n’est porteur que de l’Idée du «contre». Revenons au chapitre 8 de Deleuze : «Un monde originaire n’est pas un espace quelconque (bien qu’il puisse y ressembler), parce qu’il n’apparaît qu’au fond des milieux déterminés; mais ce n’est pas davantage un milieu déterminé, lequel dérive seulement du monde originaire.» Ce monde originaire, ce serait le Québec d’antan, celui du milieu rural. On peut reconnaître une première dérive en la génération des baby-boomers. Ceux-ci ont encore un pied dans le passé même s’ils ont tout fait pour s’en débarrasser. La belle époque de révolte et de fête est bel et bien terminée, et pourtant ils n’ont pas réussi à construire quelque chose d’entièrement neuf et de solide pour leurs jeunes. Ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes et, pire encore, ils sont à couteaux tirés dans un monde marécageux. Sans idéal quelconque, la jeune génération erre dans un monde statique et fermé; seule Coralie résiste sans résister. L’Idée du film – la possible nouvelle naissance - se rapporte donc à Coralie. Comment réagir dans un monde auquel vous tenez mais qui n’a rien à vous offrir de suffisant pour vous construire une identité? Par la fuite, la confrontation ou la résignation? Est-ce un constat socio-politique, culturel ou artistique? Difficile à dire. Ce constat est tellement terrible que nous n'osons même pas imaginer à quoi il se rapporte et dans quelle mesure il correspond au point de vue de son auteur. En réalité, s’il est terrible à ce point, c’est que Côté est tombé dans un autre piège de l’image-pulsion. Terminons sur ce point.
Revenons donc à Deleuze pour comprendre comment se définit et se situe l’image-pulsion par rapport au naturalisme, au réalisme et au surréalisme, mais surtout pour comprendre ce qui enchaîne Côté au négatif. «Ce sont des bêtes humaines. Et la pulsion n’est rien d’autre : c’est l’énergie qui s’empare de morceaux dans le monde originaire. Pulsions et morceaux sont strictement corrélatifs. Certes, les pulsions ne manquent pas d’intelligence : elles ont même une intelligence diabolique qui fait que chacune choisit sa partie, attend son moment, suspend son geste, et emprunte les ébauches de forme sous lesquelles elle pourra le mieux accomplir son acte. Et le monde originaire ne manque pas non plus d’une loi qui lui donne consistance. C’est d’abord le monde d’Empédocle, fait d’ébauches et de morceaux, têtes sans cou, yeux sans front, bras sans épaules, gestes sans forme. Mais c’est aussi l’ensemble qui réunit tout, non pas dans une organisation, mais fait converger toutes les parties dans un immense champ d’ordures ou dans un marais, et toutes les pulsions dans une grande pulsion de mort. Le monde originaire est donc à la fois commencement radical et fin absolue; et, enfin, il lie l’un à l’autre, il met l’un dans l’autre, suivant une loi qui est celle de la plus grande pente. Ainsi, c’est un monde d’une violence très spéciale (à certains égards, c’est le mal radical); mais il a le mérite de faire surgir une image originaire du temps, avec le début, la fin et la pente, toute la cruauté de Chronos.
C’est le naturalisme. Il ne s’oppose pas au réalisme, mais au contraire il en accentue les traits en les prolongeant dans un surréalisme particulier.»
«Et c’est sans doute une des grandeurs du naturalisme au cinéma, de s’être si bien approché d’une image-temps. Ce qui l’empêchait pourtant d’atteindre au temps pour lui-même, comme forme pure, c’était l’obligation où il était de le maintenir subordonné aux coordonnées naturalistes, de le faire dépendre de la pulsion. Dès lors, le naturalisme ne pouvait saisir du temps que des effets négatifs, usure, dégradation, déperdition, destruction, perte ou simplement oubli. (Nous verrons que, quand le cinéma affrontera directement la forme du temps, il ne pourra en construire l’image qu’en rompant avec le souci naturaliste du monde originaire et des pulsions).»
Sur cette grande pente, la grande pulsion de mort emporte presque tout sur son passage dans Elle veut le chaos. À la fin du film, il ne reste que Coralie, un rein en moins, claudiquant vers un avenir incertain. Terrible constat, les pulsions arrachent tous les morceaux sur leur passage, frôlant l’anéantissement. Le long cycle douloureux risque de basculer en descente aux enfers. Sur l’arête au bord du gouffre sulfureux, perdrons-nous l’équilibre?
La question angoissante de notre monde actuel se résume à ceci : «sommes-nous engagés dans une grande descente finale ou dans un cycle régénérateur?» Or, même si elle se pose également à un Mexicain, un Sud-américain, un Indien ou un Sud-africain noir, on les verrait très mal réaliser un film comme Elle veut le Chaos ou Carcasses. Alors pourquoi au Québec? On pourrait par exemple souligner à quel point le cinéma des jeunes québécois est peu engagé et juste assez nombriliste. C’est comme si les enjeux de la société actuelle ne les interpellaient pas. Dans les années 60 et 70 c’était la révolution sous toutes ses formes, aujourd’hui ce n’est plus qu’une vague crise identitaire sur tous les plans (cinéma, culture, économie, classes, religion, etc.). C’est même ce qui ressort de L’Âge des ténèbres de Denys Arcand, une sorte de pessimisme presque fataliste devant la dégradation. Notre façon d’aborder la question de la pente et du cycle serait-elle le symptôme d’une société saturée de confort et d’indifférence? Faudra t-il un nouveau mai 68 pour sortir de ce marasme? Faudra-t-il un référendum gagnant, une nouvelle religion, un crash boursier définitif ou une révolution pour sortir du cinéma d’esthète et en arriver à quelque chose de puissant et de nouveau?