Devant l'usage abusif et répétitif du terme «cinéphile» par un journaliste du Gournal dans ses critiques, j'ai fini par flancher et lui envoyer ce plaidoyer.
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M. Lapointe, voilà déjà un certain temps que votre usage du mot «cinéphile» me donne envie de vous envoyer mes réactions à cet effet. Je le fais car le Journal touche beaucoup de lecteurs chaque semaine et que votre usage dudit mot semble ne jamais vouloir se modérer.
Il s’agit donc d’un plaidoyer pour la réhabilitation d’un mot qui m’est cher. Si je prends le temps de défendre mon point de vue, c’est pour qu’il en soit plus convaincant et indélébile dans votre mémoire.
Les sens des mots ne sont pas mathématiques. L’étymologie des mots varie selon leur histoire et leur place dans la langue à un moment particulier. Les mots naissent, se transforment, meurent et ressuscitent même parfois.
Les particules ciné et phile ne signifient pas simplement «ami du cinéma» ou «qui aime le cinéma», pas plus que pédophile «ami des enfants», nécrophile «ami des morts», philatéliste «qui aime acheter des timbres» ou philosophe «ami de la pensée». Un cinéphile n’est pas strictement une personne qui voit beaucoup de films, qui aime les films, qui va au cinéma ou je ne sais quoi. Les éléments phil et philo renvoient à un comportement obsessionnel négatif ou positif, à l’idée de collectionner, d’approfondir un sujet, de s’y dévouer et de se réunir pour en discuter (philologue, bibliophile, philharmonique, etc.).
Qu’est-ce donc qu’un cinéphile ? Pour une petite histoire, au moins lire la définition dans wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Cin%C3%A9philie. Cette définition se termine d’ailleurs par ce qui sera notre point de départ : «Si des années 40 à 1968 la cinéphilie peut être considéré comme un mouvement de par ses caractéristiques communes, depuis le terme est usité pour désigner des expressions ou des organisations d'une passion du cinéma plus diverses et contrastées, donc moins solidaire. Poursuivant une recherche intellectuelle et artistique ou se tournant vers la collection ou l'encyclopédisme, la cinéphilie est devenue une culture internationale malléable, adaptable autour de la définition première « la cinéphilie est l'amour du cinéma ». Cette nouvelle image, distincte du mouvement cinéphile français, permet de reconnaître les amoureux du cinéma de tout temps et de tout pays.»
Les cinéphiles aiment le cinéma et cherchent à le comprendre selon leurs intérêts particuliers. On peut être passionné à un moment ou un autre par un courant, un genre, une période, un pays, un réalisateur, un acteur ou un scénariste, tantôt lisant un livre sur le sujet, tantôt assistant à une rétrospective, tantôt achetant un coffret, etc. Être cinéphile implique une démarche qui dépasse le simple acte de visionner. C’est de chercher à connaître, à analyser mais aussi à nommer l’objet pour construire un discours porteur de sens. Qu’une personne voit 4 ou 5 films par semaine ne fait pas d’elle une cinéphile si son discours demeure invariablement «action ou pas d’action», «beaucoup d’effets spéciaux», «lent ou full d’action», «plate ou pas plate», «jeu pas convaincant ou convaincant», «super hot ou pas hot», etc. On doit chercher à comprendre le langage particulier du cinéma, son histoire et son évolution ainsi que son impact sur la société, l’individu et l’art lui-même. Ensuite, chaque film sera replacé dans ce contexte, nourrissant une réflexion continue sur le cinéma. Le cinéphile, curieux et insatiable de nature, veut tout sauf être enfermé, par exemple dans le langage généralement simpliste et stérile du cinéma commercial. (Quoique ce type de cinéma peu stimulant puisse aussi à l’occasion faire l’objet d’une réflexion sur la société ou le cinéma.)
De cette démonstration incomplète mais passionnée, vous me voyez venir. Quand vous utilisez le mot «cinéphile» 2, 3 et même 4 fois par critique de 500 mots sur des films comme Step Up 2, Definitely Maybe et Rush Hour 3 ( !!!), c’est complètement inapproprié. On frise la faute. Pour moi ce serait comme si un critique de resto s’adressait à son lectorat en terme de «gourmets», un critique de musique «mélomanes par ici, mélomanes par là» ou un critique de vin «mes chers œnologues». Quelques fois à la blague pourraient passer, mais il ne faut pas charrier.
Pourquoi ne pas se contenter de «spectateurs», «certains d’entre vous», «plusieurs», etc. ?